Chapitre 6 - Fanny

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Mais de qui parlaient-elles ? Fanny, pouvait-elle être cette femme ?

Il écarta deux branches de yuka, qui l’abritaient de la vue des soignantes, et constata que les deux femmes regardaient, comme lui, en direction de la grosse femme qui emprisonnait toujours la main du vieux monsieur. Elles ne pouvaient donc parler que de cette grosse femme. Elle se prénommait donc Fanny. Mais qui était-elle réellement ?

La scène s’éternisait.

Paul balada son regard alentours et trouva quelques pensionnaires qui semblaient encore posséder toute leur tête et vivaient ici une sorte de retraite à l’hôtel, sans faste, rythmée par des parties de tarots ou de Rummikub. Il souhaitait juste pour eux qu’ils n’aient pas le palais fragile ou que leurs troubles mnésiques leur permettent de se remettre à table, à heure fixe, heureux, de ne conserver aucun souvenir du chef sous étoilé qui avait sévit au repas précédent. Car, ici la connaissance était source de malheur.

Comme lui, les deux femmes épiaient les agissements de la grosse Fanny lorsque soudain, ils la virent abandonner la main de l’homme de toute sa hauteur et que celle-ci s’écrasa sur son corps flasque. Sans s’occuper des patients autour, elle tourna les talons, et repartit en direction de la sortie.

En passant la porte, elle frôla les deux soignantes et les dévisagea comme pour s’excuser de les avoir bousculées. Lorsqu’elle aperçut Paul elle fit mine de l’ignorer et baissa les yeux sur son petit écran, s’y concentra un instant et en même temps qu’un sourire illuminait son visage elle écrasa son pouce sur la touche « envoyer » pour expédier un petit texte toujours très court « Ok ».

Elle continua quelques manipulation jusqu'à rouvrir le texto reçu un peu plus tôt, dans la salle d'attente de l’hôpital : « Réquisitionner Carmin Paul ».

Elle releva les yeux vers Paul qui se sentait un peu gêné d'être ainsi regardé, scruté, scanné avec tant d'insistance, car les yeux de Fanny allaient et venaient à une vitesse fulgurante entre le SMS du portable et le visage de Paul.

Venait-elle de le reconnaître ? Peut-être.

Comme obnubilée, elle se mit à étudier sa figure, son torse, ses bras, ses jambes jusqu'à ses pieds. D’accord il était mal habillé, mais il y a des limites. Elle s'était vue cette grosse vache ?

Paul saisit cette situation et profita de l’intérêt soudain qu'elle semblait lui porter, pour l'interroger.

— Pardon Madame, on s’est vu tout à l’heure dans la salle d’attente de l’hôpital… On se connaît ? Il me semble que… mon souvenir… ? Sa voix était assez impérative, il était bien décidé à élucider cette énigme au plus vite.

La grosse femme, téléphone portable allumé dans la main droite, se tenait bien droite face à cet être qu’elle buvait des yeux. Elle ignora sa question puis le dévisagea à nouveau.

Elle était vêtue d’une longue jupe sombre et d’une chemise grise trop large pour sa déjà trop épaisse corpulence. Son surpoids tendait la peau de ses joues et estompait ses rides ce qui rendait difficile l’évaluation de son âge. Il lui donnait entre vingt cinq et trente ans. Ses cheveux longs et bouclés ondulaient sur ses épaules et formaient de jolies vagues qui encadraient de grands yeux noisette qui s’ouvraient aussi grand que si elle venait de voir un fantôme. Sa bouche s’entrouvrit juste pour laisser voir ses dents mais elle ne répondit pas tout de suite. Elle semblait interdite.

Devant la bouche bée de la femme, il se risqua à nouveau :

—Vous êtes Fanny ? C’est ça ?

La grosse dame eut le réflexe d’acquiescer d’un signe de tête lorsqu’elle entendit son prénom. Puis, comme soulagée, elle installa un sourire sur son visage et sa langue vint humecter ses lèvres. Elle détaillait Paul, encore. Elle n'avait pas pris la peine de lui répondre mais elle restait là, impassible devant lui, tant et si bien qu’il reposa sa question d’une voix un peu plus forte, un peu plus impérative aussi :

— C'est bien ça ? Vous vous appelez Fanny ? dit-il tout en gratifiant son interlocutrice d’un sourire ravageur.

Elle était sous le charme et lui, enclin à n’importe quelle manœuvre pour découvrir le motif de son nom dans le téléphone.

Le temps qu’elle avait passé à le dévisager paraissait si long, qu’il était presque certain de sa capacité à la séduire, un peu comme ces filles avec lesquelles il prenait plaisir à s'amuser par le passé. Sauf que ces autres filles étaient avenantes. Là, cette jeune femme était beaucoup, beaucoup trop grosse pour lui. Une chose cependant le désarçonnait, c’était cette impression qu’elle lui avait pénétré le cerveau et qu’elle avait deviné les idées qu’il avait en tête.

Soudain, une sorte de malaise s’installa, et la prénommée Fanny, se détourna de sa cible et fila vers la sortie d’un bon pas, plaquant là l’objet de son étude, à l’abandon et sans répondre à sa question.

Tout ce qui restait de son passage était une fragrance de roses anciennes.

Les deux aides-soignantes, témoins de la scène, se regardèrent l’une autre, le sourcil soulevé qui confirmait qu’elles n’avaient rien saisi à ce qu’il venait de se passer. Elles toisèrent Paul et sans sortir leurs mains de leurs poches firent demi-tour en direction de la salle à manger attirées par un brouhaha soudain. Des soignants sortis de toute part se ruaient vers le vieil homme objet de l’attention de cette Fanny, un peu plus tôt.

Paul profita de cette agitation pour se précipiter à la poursuite de l’intruse.

Mais sur le perron, plus personne, la Fanny avait disparu sans laisser de trace.

Le grand air purifiait ses narines. Après de bonnes inspirations, il se retourna vers les grandes baies vitrées qui donnaient dans la fameuse salle à manger. Des silhouettes en blouses claires entouraient l’homme qui avait fait l’objet des faveurs de Fanny.

L’état de santé de l’homme semblait faillir. La nécessité, de le maintenir en vie le plus longtemps possible, était liée aux tarifs de la maison qui augmentaient au fur et à mesure que l’autonomie du patient diminuait. Ces patients là sont de bons clients, il ne faut pas les perdre. L'établissement fait des bénéfices, l’emploi est sauvegardé, les administrateurs de la commune sont heureux de proposer une solution idéale pour les vieux jours de leurs administrés et les services de l’Etat valident l’affaire en abondement financier. La boucle est donc bouclée.

Il assistait là, sans réaction aucune, en spectateur, figé dans un passé pas si lointain, au résultat de ce qu'il avait appelé "la spéculation sur les vieux". Tous les mots de son papier lui explosaient à la figure, criants de vérité. Évidemment que le rédac’ chef avait failli s’étouffer avec son éternel crayon à papier qu’il mâchouillait toute la journée ! Alors qu’il contemplait ce bourdonnement autour du pauvre vieil homme des pensées venues de ce passé, pas si lointain en fin de compte, esquissèrent un sourire sur son visage.

Mais il n’était plus journaliste, c’était un autre temps, révolu. Aujourd’hui, il lui fallait retrouver cette Fanny, mais avant il voulait voir Emilie et s’assurer qu’elle était bien installée dans le service qu’on lui avait indiqué et où elle avait dû être amenée maintenant. Il repartit donc en direction du service orthopédie.

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant