Chapitre 46 - L'ambiguité

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— J'ai regardé la télévision, leurs programmes débiles, je n'en peux plus de ce que nous font ingurgiter les chaînes de TV.

— C'est vrai, moi je n'écoute jamais les news. Tu veux que je mette de la musique ?

— Comme tu veux, tu es chez toi. Pour ma part, je vais rentrer.

— Déjà ? Tu ne veux pas rester avec moi ce soir ?

— Non, je préfère rentrer… Une autre fois, dit-il d'une voix douce.

Paul serait bien resté un peu. Mais il y avait cette ambigüité qui brouillait ses choix. D'un côté, il avait envie de rester avec cette fille avec qui la vie était légère et d’un autre, son côté étrange le mettait mal à l’aise, l’effrayait presque. Et puis, il voulait se retrouver avec le souvenir d'Emilie, il en avait besoin et le seul endroit possible c'était son propre appartement, se retrouver dans l'environnement dans lequel elle avait vécu, empreint des stigmates de sa vie avec elle, où tout ce qu'il voyait ou touchait était un peu comme s'il touchait Emilie.

Fanny utilisa le peu de stratagèmes qu'elle connaissait pour le faire rester. Elle eut beau presque le supplier, celui-ci ne changea pas d'avis et quitta son hôte pour son appartement vide, non sans l'avoir chaleureusement serrée dans ses bras.

Fanny n'avait pas le savoir-faire de ses sœurs qui seraient parvenues sans difficulté à convaincre le garçon. Elle échoua et se retrouva seule dans son loft trop grand pour elle et sa solitude.

A l'extérieur de l'usine désaffectée, Paul huma l'air frais qui le ravigotait. Cette journée, passée cloîtré dans l'appartement de Fanny, ne lui avait pas fourni les informations qu'il espérait. Il ignorait toujours les mystères qui entourait la jeune femme, ses agissements étonnants, son niveau de vie pour une étudiante, l'objet de ses études et le contenu de son appartement avec aucun effets personnels. Mais, ses soupçons s'étaient changés en certitude : il se tramait des choses étranges autour de cette fille.

La zone industrielle qu'il traversait n'était déjà pas accueillante en pleine journée, mais alors qu'il en découvrait l'univers de nuit, il se félicitait de ne pas être venu ici avec son coupé, il ne l'aurait jamais retrouvé en un seul morceau ! Il pressa le pas en direction du premier arrêt de bus.

Une flopée d'enfants qui sortaient de l'école encombrait le point d'arrêt. Leurs discussions légères de préadolescents forçaient le sourire de Paul. Il écoutait distraitement leurs petits problèmes quotidiens d'élèves et cette bouffée d'air frais relaxait son cerveau échauffé. Leurs histoires puériles ne prêtaient pas à danger, ce moment l'apaisait. A cet instant précis, il aurait donné n'importe quoi pour revenir à cet âge où chamailleries et broutilles trompaient l'ennui.

L'arrivée du bus le sortit de ses rêveries.

Il se faufila entre les sièges pour rester à proximité des jeunes qui chahutaient. Cet intermède près d'eux enjolivait son quotidien qui depuis dix jours était devenu un peu trop sombre. Son présent était devenu si glauque qu'il trouvait leurs petites histoires rafraichissantes.

Le petit groupe se battait les bonbons d'un paquet géant dont les entrailles étaient dépecées par des menottes affamées. Ils engloutissaient boules de gommes, dragibus et autres chamallows aux formes et couleurs plus repoussantes qu'appétissantes. Les garçons râlaient qu'ils crevaient de faim parce qu'ils avaient mal mangé à la cantine le midi et qu'ils n'avaient pas le droit d'emporter un goûter de la maison.

Le cerveau de Paul lui projeta instantanément l'image d'un ministre, sans doute plus malin que les autres, qui avait trouvé judicieux d'interdire les goûters à l'école. Il paraît que c'était pour le bien des enfants, que de très sérieuses études nutritionnelles avaient montré que cette habitude alimentaire —vieille de plus d'un demi siècle—, était à l'origine du surpoids voire de l'obésité d'un nombre important de gamins. L'étude n'expliquait pas pourquoi les enfants d'il-y-a-un-demi-siècle n'étaient pas obèses…

Ici se trouvait toute la limite des chiffres et de ce que l'on veut bien leur faire dire. Le ministre malin ne s'était pas davantage attardé sur la question. "Quand on veut se débarrasser de son chien, on dit qu'il a la rage…".
Serait-ce qu'il manquerait d'activité le bougre ? Faire du goûter des scolaires une priorité de santé publique, ou bien seulement un emploi fictif qui chercherait à se justifier en laissant une trace.

Parce qu'en y réfléchissant, il était assez désopilant de voir la prolifération de gros enfants malgré la mesure étatique mise en place. Mais sans doute cette incohérence ne pouvait pas apparaître dans le cerveau bien nourri d'un ventru qui ne pose ses fesses molles qu'autour de tables prestigieuses.

Quelle hérésie ! Ce sont les pansus en costume sombre, qui déjeunent et dînent aux tables des chefs qui décident d'adapter le palais des plus jeunes à une cuisine insipide plutôt que d'éduquer leurs papilles à la découverte d'une nourriture saine et diversifiée. Ils préfèrent niveler par le bas pour éradiquer le problème, et puis si on dit très fort et très souvent que c'est pour leur bien… Avec des œillères aussi larges, on est à des années lumières de l'ouverture d'esprit.

Avec des haricots verts dont la couleur naturelle a depuis longtemps faussé compagnie au légume, il est évident que les jeunes lui préfèrent un paquet de chips dont la saturation en huile de palme ou en sel est à son summum, mais même néfaste le met à l'avantage d'être goûteux.

Les fenêtres de l'appartement de Paul venaient de passer devant ses yeux. Les histoires de cantines, de chewing-gum, de craie, de note, de goûters, de cour de récréation avaient endormi son attention et baladé ses pensées encore vers des terrains minés qui exacerbaient sa rébellion.

Il se leva précipitamment et enfonça son doigt sur le bouton rouge pour allumer la demande d'arrêt du bus. Le chauffeur allait le déposer au prochain arrêt, il lui resterait une centaine de mètres à parcourir pour rentrer chez lui, juste ce qu'il faut pour reprendre un peu de sérénité.

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant