» Chapitre 78 : Ce n'est pas grave «

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   Ca y est. C'est fait.

   Après la cérémonie, notre petit troupeau a traversé à pied le village jusqu'à l'auberge/restaurant qui a été réservé pour l'occasion. Traverser à pied un village comme Mobberley ne prend même pas cinq minutes et nous n'avons donc pas pris de voitures pour faire le trajet, ce qui fait qu'on a probablement formé un drôle de cortège - surtout moi avec ma robe estivale pas du tout adaptée aux sept degrés de ce 14 novembre -, mais c'était assez marrant de voire de temps à autres les rideaux des maisons bouger un peu quand quelques riverains regardaient ce qui pouvait bien faire autant de bruit un dimanche matin (la réponse : Karl et Billy se courant après, Polly et Linda débâtant à vive voix de je ne sais quoi, Arthur racontant quelque chose à Finn et Isiah dont les «mon Dieu, Arthur, personne n'a envie de savoir ça» indiquent que peu importe ce dont Arthur s'apprêtait à parler, les deux jeunes gens n'avaient pas envie de savoir ça).

   Et derrière tout ce petit monde, il y avait...

   Bon, tout derrière ce petit monde marchait Tommy, qui s'était éloigné pour fumer. Mais juste derrière ce petit monde, il y avait deux personnes qui marchaient collées l'une à côté de l'autre, comme s'il existait une chance que si nos mains se sépareraient ne serais-ce qu'une seconde, tout cela ne se serait avéré n'être qu'un rêve.

   Mais ce n'est pas un rêve. On s'est mariés, personne n'est mort, aucune bombe n'a explosé. Aucun petit-neveu Changretta inconnu au bataillon n'a débarqué sorti de nulle part pour relancer une vendetta, Harrison ne s'est pas pointé avec un couteau menaçant.

   Tout s'est bien passé.

   Même au restaurant, aucun incident à reporter - en tout cas, si on ignore le moment où j'ai renversé le vin complètement à côté de mon verre au moment où j'étais en train de m'en resservir et que j'ai mis un temps absolument ridicule en me rendant compte que je versais tout à côté. 

- Donne la robe à Polly, elle saura enlever la tâche.

   Je me retourne et vois Esme dans le reflet du miroir de la petite salle d'eau du restaurant où je m'étais éclipsée pour tenter - en vain - de faire disparaître avec du papier imbibé d'eau les petites éclaboussures de vin qui parsèment le devant de la robe.

   Esme.

   Je vois Esme dans le reflet du miroir derrière moi.

   Esme. 

- Qu'est-ce que... dis-je en ayant du mal à articuler lorsque je me retourne pour lui faire face.

- Avec du jus de citron, probablement, enchaîne-t-elle en croisant les bras devant la poitrine. Polly utilise le jus de citron pratiquement partout. Mal à la gorge? Bois du jus de citron, ça désinfecte. Du sang sur la moquette après que Tommy ait tué quelqu'un? Du jus de citron, ça fait partir la tâche.

   J'entrouvre la bouche pour lui répondre, mais le milliard de questions qui me viennent à l'esprit restent entravées dans ma gorge. 

   Qu'est-ce que tu fais là? Où est-ce que tu étais partie après la mort de John? Pourquoi est-ce que tu n'as pas donné le moindre signe de vie? D'accord, la réponse à ce dernier point s'explique certainement le fait que c'est moi qui ai... qui ai tiré la balle qui a tué son mari, mais...

- Qu'est-ce que tu fais là? dis-je finalement.

   Elle se mordille l'intérieur de la joue une seconde avant de répondre.

- Tommy m'a dit que vous alliez vous marier. Je sais que... que je n'ai pas géré les choses de la meilleure façon qu'il soit il y a cinq ans - et je comprendrais entièrement si tu voulais que je parte, je...

- Non - non, je... (Je me dirige vers la poubelle pour y jeter le papier mouillé afin de me donner quelque chose à faire.) Ca ne me dérange absolument pas que tu sois là aujourd'hui, bien au contraire.

   Par réflexe, j'ai prononcé cette dernière phrase sur mon ton le plus professionnel, que j'ai minutieusement travaillé pour ne pas prononcer un mot plus haut - ou plus bas - que l'autre peu importe en face de quel plouc du monde industriel je me trouve.

   Je n'arrive pas à croire qu'Esme soit là. C'est si...

   J'avais accepté le fait qu'elle avait décidé, à juste titre, de quitter Birmingham et de vivre sa vie quelque part loin, très loin, de tout ce qui s'approche des Peaky Blinders. A sa place, si c'était Michael qui avait été... Si quelque chose arriverait à Michael, je ne peux pas dire que je n'aurais pas fait exactement comme elle. 

- Est-ce que Michael sait que tu es là?

- Non, avoue-t-elle. Je me suis dit qu'il valait mieux te parler à toi d'abord, et ensuite... Ensuite, j'ai pensé que si toi tu acceptais ma présence, Michael suivrait le mouvement. 

- Je pense que même sans moi, il n'aurait rien eu contre ton retour. Il...

- Je suis quand-même partie du jour au lendemain sans donner de nouvelles.

- Je ne pense pas que quelqu'un dans cette famille puisse possiblement te jeter la pierre.

   Un sourire crispé se dessine sur ses lèvres et je vois que ce n'est pas qu'à cause de la lumière artificielle de la pièce que ses yeux brillent.

- On était amies, ajoute-t-elle après quelques secondes de silence. J'aurais pu t'appeler, t'envoyer un message...

- Ce n'est pas grave.

   Au moment où je prononce cette phrase, je réalise que c'est exactement ce que je pense. 

   Et, pour la première fois, je me rends compte de ce que cela veut dire de faire partie de cette famille.

   Beaucoup de magouilles, beaucoup de drama. Du sang, des larmes, des «Tommy dis-moi que tu n'as pas vraiment fait ça» à tort et à travers. Des petits désaccords, des grandes engueulades. 

   Mais surtout, une sorte de... de lien indélébile. A cet instant, je me rends compte que je suis entièrement capable de faire presque comme si les cinq dernières années n'ont pas existées et de renouer avec Esme comme avant - d'accord, peut-être que ça prendra un moment pour se réajuster, mais j'ai cette étrange certitude que ça sera possible.

   Et je sais que ce sera le cas pour tout le monde. Tommy, Michael, Arthur, Ada, Polly : d'ici une semaine au plus tard, tout le monde aura repris sa relation avec Esme exactement là où elle avait été mise en pause. Qu'elle soit sortie de la circulation sans donner de nouvelles pendant cinq ans? Pas de souci, tout le monde ignorera soigneusement la thématique et tout ira bien. Car s'il y a quelque chose qu'on sait faire par ici, c'est faire comme si de rien n'était.

   Parce qu'à un instant "T", Esme a fait partie de la famille. Et que de ce fait, elle pourrait disparaître de la circulation pendant quarante ans que les autres - que nous autres - serions quand-même encore là à l'attendre.

   Il y a six ou sept ans, j'aurais certainement trouvé ce système complètement tordu. Mais maintenant? 

- Tu as déjà goûté le vin rouge, ce Château Chambord machin? je la demande finalement. Quand on ne s'en tartine pas partout sur la robe comme je viens de le faire, il est plutôt bon. 

   Elle me répond par un triste sourire et je fais comme si ce triste sourire n'avait été qu'un sourire pas triste en sortant de la salle d'eau, Esme sur mes pas.

[ TOME 2 ] Michael Gray » Peaky Blinders AUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant