» Chapitre Cinquante-Cinq: Henry «

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- Qu'est-ce que...

   Le sergent Moss laisse sa phrase en suspens lorsqu'il ouvre la porte de la cellule devant lui et Michael. 

   Il est assis sur une chaise au milieu de la pièce, les mains ligotées dans le dos, des petites flaques de sang coulant le long du tissus de sa robe noir jusqu'au sol.

- Il est mort? demande le sergent Moss à Michael comme si c'était lui le policier dans cette situation.

   Michael ne répond pas et se contente de fixer ce qu'il a devant les yeux. Non, il n'est pas mort - sa poitrine se lève et se baisse dans un rythme très irrégulier, mais il est toujours encore vivant.

   Pour l'instant.

   Un silence s'installe. Comme Michael ne répond pas et que le sergent comprend finalement le message, ce dernier marmonne un «bon, si vous avez besoin de quelque chose, appelez-nous» avant de sortir et de refermer la porte derrière lui.

   Michael se demande combien de fois le sergent Moss a prononcé cette phrase dans les dernières 72 heures. Mais surtout, à qui il l'a prononcée. 

   Qui est venu le voir avant lui.

   Tommy, sans aucun doute. Avec Arthur, probablement.

   Linn.

   Non, Linn n'aurait pas fait ça. Certes, elle lui a semblé un peu étrange ce matin lorsqu'elle a insisté pour qu'ils ne travaillent pas dans les mêmes bureaux alors que c'était une habitude qu'ils commençaient à perdre, mais sur le coup, il ne s'était pas trop attardé sur ce détail. Après avoir passé tout le week-end en sa compagnie, n'est-il pas logique qu'elle souhaite prendre un peu l'air? Surtout que leurs retrouvailles sont assez récentes... il n'avait pas envie de la brusquer. D'être de trop. 

   D'être de trop comme ce putain d'Harrison.

- Ta copine est passée avant, dit-il soudain d'une voix qui ressemble plus à un gargouillement qu'autre chose. Pas celle qui t'a donné un fils. L'autre.

   Michael sent ses mains se serrer dans les poches de son pantalon. Cela lui coûte actuellement tout le self-control du monde de ne pas se ruer sur lui et de l'étrangler à mains nues.

   De le frapper jusqu'à faire sauter toutes ses dents. De l'étouffer avec la robe noire qu'il porte. De le faire descendre de la chaise et d'utiliser l'objet pour le tabasser jusqu'à ce que mort s'en suive. De le soulever et de le jeter contre le mur avant de taper son crâne contre le béton. De sortir le pistolet qu'il a sous sa veste et de faire usage de chacune des douze balles qu'il y a à l'intérieur, à tirer à des endroits stratégiques pour tirer le plus en longueur ses souffrances.

   Mais pour l'instant, Michael Gray ne bouge pas.

   A l'intérieur de sa poche gauche, il sert la main tellement fort que s'il avait des ongles aussi longs que Gina, les croissants de lune qui se dessineraient dans ses paumes mettraient des jours à s'atténuer. 

   Depuis quatre mois, Michael a des plaques rose foncé sur la main gauche. Sur le dos de la main, jusqu'à l'extérieur du pouce. Quand quelqu'un l'aborde à ce sujet, il répond qu'il s'est brûlé avec de l'eau chaude. 

   Personne ne sait que ces plaques sont apparues cette nuit, il y a quatres mois, quand Michael s'est souvenu.

   La première fois qu'il s'est souvenu de ce qu'il s'était passé avec lui, de ce qu'il lui avait fait, Michael avait douze ans et venait de souffler les bougies de son gâteau d'anniversaire à la maison, avec sa famille adoptive. Son grand-père - le grand-père de son frère - a applaudi comme tout le monde, puis a dit : «c'est bien, fiston».

   Il venait de souffler ses douze bougies et a eu une sorte de flash, un souvenir d'une précision terrifiante de lui en train de lui dire la même chose.

   Et c'est à partir de ce jour-là que d'autres souvenirs ont refait surface. Quelques images, mais ce sont surtout des sons, des odeurs qui débloquent parfois un pan de sa mémoire dont il donnerait presque tout pour pouvoir l'effacer.

   Mais il ne peut pas. Il ne peut pas faire comme si de rien n'était parce que même maintenant, vingt ans plus tard, il arrive encore à lui gâcher la vie. 

   Il y a quatre mois, Michael a eu un souvenir aussi net que s'il regardait un album photo. Une image lui est venue : lui en train de lui tenir la main gauche. Lorsque Michael s'est réveillé, sa main était recouverte de plaques.

- Miss Pritchard est une créature intéressante, reprend-il au bout de longues minutes. Je dois néanmoins admettre que je préférais l'autre, cette miss Peretti. (Il tousse et un liquide rouge lui emplit la bouche.) Un bel enfant, cet Elio. (Autre pause.) J'espère qu'il te ressemblera en grandissant.

   Dire que Michael a sorti son pistolet et l'a pointé sur lui dans un réflexe serait un euphémisme.

   Lorsqu'il voit qu'il vient de charger le pistolet, un sourire se dessine sur ses lèvres.

   Une voix dans l'esprit de Michael lui insinue de ne pas tirer, de ne pas abréger ses souffrances aussi rapidement. Qu'il ne mérite pas de simplement disparaître par un tir dans la tête, comme un animal malade dont on abrège les souffrances.

   Pourtant, Michael ne peut s'en empêcher et tire.

   Pendant un instant, il reste assis immobile, les paupières entrouvertes, un trou noir sur le front. Et puis il tombe en arrière, entraînant la chaise avec lui. 

   C'est fini.

   Il est mort. Il ne pourra jamais s'approcher d'Elio, ni de qui que ce soit d'autre.

   Michael reste de longues minutes immobile dans la cellule. Il n'ose pas bouger, car s'il sort de sa torpeur, il sait qu'il va craquer. Que quelque chose en lui va se briser.

   Il essaye de ne pas penser au gamin qu'il était. 

   Pour la première fois de sa vie, Michael est désolé pour lui-même. Pour le Michael de six ans qu'il était dans le pensionnat, mais aussi pour le Henry qu'il a été jusqu'à ses dix-huit ans.

   A cet instant, Michael a envie de voir sa maman. La maman d'Henry. Rosemary Johnson.

   Rosemary Johnson, à qui la psychologue scolaire lui a expliqué que si le petit Michael de sept ans qu'elle venait d'adopter refusait catégoriquement de réagir à son prénom et se murait dans un silence qui pouvait  durer des jours lorsqu'il entendait le mot «Michael», il valait peut-être mieux ne pas insister et lui en trouver un autre. Michael ne se souvient plus exactement de ces conversations avec Rosemary et la psy, mais à posteriori, il devine que cette dernière avait dû cerner que quelque chose de traumatique s'était produit avant son adoption.

   Du haut de ses sept ans, Michael ne comprenait pas trop. Mais il était content lorsque Rosemary était venu lui présenter une liste de prénoms parmi lesquels il pouvait choisir. S'il y avait eu «Peter» dans cette liste, Michael, dans sa phase Spider-Man, aurait probablement choisi celui-ci, mais d'une façon qui lui échappe encore aujourd'hui, il s'est retrouvé avec Henry.

   Et maintenant, il est à de nouveau Michael. Mais malgré tout, Michael doit toujours encore se concentrer pour ne pas répondre «oui?» quand quelqu'un crie «Henry!» au bureau pour interpeller Henry Walter, un collègue travaillant au même étage que lui.

   Michael enfant. 

   Henry.

   Michael de maintenant.

   Il a l'impression de n'être personne et d'être ces trois-là à la fois lorsqu'il jette un dernier regard vers le cadavre du père Hughes avant de sortir de la cellule.

[ TOME 2 ] Michael Gray » Peaky Blinders AUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant