Je pars au travail avec un terrible déficit de sommeil, un gros pull à haut col pour cacher les marques de crocs sur ma gorge. Tamyan a fait exprès de me mordre là, ce matin. Heureusement, il dormait profondément quand je suis repartie, et n'a pas vu mes opérations de camouflage de ses méfaits. Si Haroun voyait ça... Je mourrais de honte.
Les malades s'enchainent toute la journée. C'est la saison des moissons, les derniers éclats de l'été avant l'automne. Déjà, le soir, une petite brise fraîche nous rappelle que cette saison – que je ne connais pas – va arriver. Et pile au moment où je pensais enfin rentrer chez moi, on nous amène un accidenté grave. Un gamin de douze ans. Pris dans la moissonneuse batteuse.
— Ses jambes, m'annonce le père en serrant une glacière dans ses bras.
Haroun me jette un coup d'œil. Je sais ce qu'il pense.
On n'a pas assez de bioplasma pour sauver les membres du gamin. Tout ce qu'on peut faire, c'est lui transfuser le sang de ses proches, et espérer qu'il s'en sorte.
Dans cette colonie, on ne pratique pas les augmentations cybernétiques. C'est même l'une des raisons pour lesquelles Tamyan – qui est allergique au silicium, comme tous les ældiens – a accepté d'y aller, en dépit de la présence d'humains.
Je pense à mon sang, chargé de luith... et du sang immortel de Tamyan.
— Je vais pratiquer l'opération, annoncé-je. Avant cela, vous pouvez me transfuser. Je suis 0 négatif.
*
Une fois le gosse stabilisé, Haroun s'approche de moi. Je repousse une mèche de cheveux qui s'est échappé de mon fichu, laissant une trace de sang sur mon front.
— Comment tu as fait ? demande Haroun doucement. Je n'ai jamais vu une jambe se recoller aussi vite sans bioplasma, même avec des agrafes nano-moléculaires.
— La magie ældienne, lui avoué-je en soupirant. Mon sang est encore chargé des anticorps de Cyann.
J'omets de lui préciser que Tamyan m'a fait boire à sa gorge pas plus tard qu'hier soir. Il prétend que c'est parce que sans ça, je ne serais pas assez forte pour nourrir mon enfant, mais lui et moi, on sait parfaitement que je suis accro à son sang noir et sucré.
Et il adore que je le fasse saigner, pensé-je en réprimant le frisson qui me descend l'échine. Hier encore...
Un flash indécent explose dans ma tête. Tamyan entièrement nu, son poignard à lame recourbée à la main, le bas-ventre en sang. Et ce regard magnétique, cette voix hypnotique, à laquelle il est impossible de résister.
Suce.
Haroun a la décence de se taire. Comme toute personne ayant grandi dans la foi omnitrinaire, il sait que je suis en état de péché mortel. C'est juste qu'il ne s'imagine pas à quel point.
— Tu as vraiment l'air épuisée, remarque Haroun. Tu devrais te reposer...
— Non. Tu ne peux pas tout faire tout seul, Haroun.
— Tu as un enfant en bas-âge.
— Son père et sa nounou s'en occupent très bien.
Un père ylfe noir et une nounou orcanide. Je sais ce que pense Haroun. Que je devrais donner un environnement plus humain à Cyann, sans doute.
— Je vais passer après le service t'amener des provisions et du lait infantile, m'annonce doucement Haroun. J'ai reçu un colis en plus.
Je lui touche le bras.
— Merci... mais il ne vaut mieux pas.
— Je t'assure, ça ne me dérange pas. En tant qu'ancien médecin militaire, je touche une plus grosse ration.
— Tu as ta mère...
Dieu merci, Haroun avait fait déménager sa mère dans une résidence du skyhook de Solaris avant l'attaque de New Eden. Et il l'a emmenée avec lui sur Pangu.
— Elle sera ravie de partager avec toi. Tu sais qu'elle t'a toujours bien aimé.
Pas suffisamment pour ne pas s'opposer à l'annulation de notre mariage, songé-je malgré moi, amère.
— Ce n'est pas toi, Haroun. C'est Tamyan. Il n'aime pas trop que des étrangers s'immiscent chez lui. Il est parano.
Jaloux comme un tigre. Agressif et possessif. S'il te considère comme une menace, rien de ce que je pourrais dire ou faire ne pourra l'empêcher de te tuer douloureusement.
Mais Haroun se méprend. Je n'ai jamais osé lui avouer que Tamyan était l'instigateur du massacre de New Eden, le « boucher » ayant mené l'attaque qui a annihilé toute notre milice et qu'il avait esclavagisé – voire mangé – les autres. Car cela serait revenu à lui dire que je m'étais lâchement offerte à l'ennemi, au bourreau de notre peuple, que j'avais cédé comme la couarde que j'étais. Haroun croit que Tamyan, au contraire, m'a sauvé, et que je lui suis tombé dans les bras par gratitude.
Oh, Haroun. Si tu savais...
— Tu n'as pas à avoir honte, Faith, dit-il doucement. Je trouve ça très courageux, au contraire, que tu aies choisi de laisser une chance à cette petite vie, envers et contre tout.
— C'est le seul enfant que je n'aurais jamais pu avoir, murmuré-je en baissant la tête.
— Je sais. C'est un cadeau de Dieu, tu sais ?
Sa voix tremble un peu. Je sens les larmes me monter aux yeux.
Ça aurait pu être toi. Et j'aurais pu avoir un enfant normal, cent pour cent humain. Et ne pas être liée pour l'éternité à l'une des créatures les plus maléfiques de l'univers.
Je me déteste de penser ça. Mais je me déteste encore plus les moments où, dans les bras de Tamyan, Cyann paisiblement endormi entre nous, je me surprends à aimer être là.
Ce serait plus facile si tu cédais, me répète Tamyan sans arrêt, comme il l'a fait dans cette grotte où il a changé ma vie à jamais.
Accepter sa domination totale sur mon corps, mes sens, mon esprit, mon âme. Prendre ma place dans son clan recomposé, comme sa « femelle ». Suivre son plan en élevant mon enfant jusqu'à ce qu'il soit assez grand pour devenir un tueur impitoyable comme son père, puis attendre patiemment qu'il parte avec lui détrôner son cruel cousin, et m'installe comme une captive de luxe dans cette Cité Noire reconquise, où il régnera en despote absolu, avec tout ce que ça implique.
Je peux pas. Je veux pas.
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LA CHAIR ET LE METAL T2 (Ne m'oublie pas)
Science Fiction"Lle naa vanimë. Tu es mienne." Pour lui, je suis sa chose : une captive, une esclave. Qu'il traite mieux que les autres, qui a le droit à certains égards. Qu'il subjugue avec ce pouvoir d'attraction incroyable propre aux ældiens, qui fait perdre la...