Chp 21 - Rika : le mirage des jours passés (1)

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Vaisseau-monde ældien Ráith Mebd, orbite de Taranis


— Comment va Círdan ? m'enquis-je.

— Il va bien, me répondit Angraema. Il se repose et se remet de ses émotions. Je crois que c'est mentalement qu'il est le plus mal... Il se reproche d'avoir perdu sa queue, et de s'être donné à autant de... partenaires.

Elle baissa la tête. Je lui posai la main sur l'épaule.

— Ce n'est pas de sa faute, Angraema. Il ne s'est donné à personne, tu sais ? C'est Shemehaz qui l'a fait.

Je la vis serrer les dents.

— Shemehaz... J'espère que ce n'est pas une bonne excuse !

— Une excuse pour quoi ? Regarde ce qui est arrivé au banquet. Le vaisseau entier a été plongé dans le sommeil... certains ne sont pas encore réveillés, tu sais !

Angraema me jeta un bref regard oblique.

Elle a changé, elle aussi, réalisé-je.

— Ce qui compte, lui rappelai-je, c'est que Círdan, dans toute son intégrité, ai décidé de te consacrer l'exclusivité. C'est le geste qui est important !

— Mais toutes ces femelles ont mordu dedans allégrement, gémit-elle. L'une d'elles a même obtenu son panache... Elle se balade fièrement avec dans le vaisseau, je l'ai vue, hier ! tu te rends compte ? Quelle humiliation ! Quand je l'ai vu, j'ai cru que j'allais mourir de jalousie ! Ce panache m'était destiné !

Je compris alors que le problème ne venait pas de Círdan. Il venait d'elle.

— Il faudrait peut-être que tu parles de cela à ton père, tentai-je du bout des lèvres.

— Non. Pas à lui. La manière dont il t'a abandonné, tout ce que tu as subi à cause de lui... Oncle Tamyan m'a tout raconté. Heureusement qu'oncle Uriel et oncle Lathelennil t'ont pris sous leur protection... Quand je pense à tous ces dangers ignobles auxquels toi et les petits avez échappé de justesse !

Oncle Tamyan ?

— Il sait beaucoup de choses sur notre histoire, lâcha Angraema sèchement. Énormément de choses. Et il ne fait pas de langue de bois, comme papa ou Śimrod !

J'hésitai un moment à lui dire la vérité à propos de sa famille, côté Niśven. Mais elle semblait très attachée à ses oncles, et très fière de ses origines princières, même si elle réprouvait la manière de vivre des dorśari, dont elle ignorait pourtant la plupart des horreurs. Je ne voulais pas détruire toutes ses illusions : elle avait déjà beaucoup souffert avec Círdan.

— Círdan et moi, reprit-elle, les larmes aux yeux, on a vécu beaucoup de choses intenses ensemble, ces dernières lunes. J'étais prête à lui donner ma virginité et à prendre la sienne. Je voulais le faire sitôt qu'on vous aurait tous retrouvés... Tu l'aurais vu tenir tête à toute une horde de Sœurs du Sang en chaleur, qui voulaient lui voler son panache ! Il s'est montré tellement courageux, tellement... charismatique. Tout ça pour tout envoyer bouler à la première Lune Rouge ! Il lui aurait suffi de patienter deux jours ! Deux jours ! C'est tout ce que je demandais !

Je frissonnai.

— Ce qui est arrivé à Círdan n'a rien à voir avec la Lune Rouge, nuançai-je.

— Ça a tout à voir, au contraire ! La plupart des mâles sont en rut, maintenant, et c'est d'ailleurs l'une des raisons pour laquelle on a remporté la bataille aussi facilement.

— Facilement... beaucoup de gens sont morts, notamment des amis de ta sœur...

Mais Angraema n'écoutait pas.

— Círdan n'a même pas pris la peine de respecter les lois de Mebd. Ici, on ne s'accouple pas avec n'importe qui, et lui, il a défloré une jeune elleth à peine sortie de l'enfance, une gamine ! (Elle grimaça, ressemblant soudain à Uriel.) Sa famille est venue se plaindre à Edegil. Il a même copulé avec de jeunes mâles ! Tu te rends compte ? Faut vraiment être assoiffé de sexe pour faire ça !

Je ne pouvais rien lui dire qui l'aurait calmé. Aussi me contentai-je de presser son épaule, le plus amicalement possible.

— Parfois, murmura-t-elle soudain, féroce, je me dis que l'Aonaran aurait mieux fait de le tuer... Ou qu'il aurait dû mourir là-haut, sur le cair d'Uriel. Au moins, son honneur aurait été intact !

Je la regardai, choquée.

— Si ton père entendait ça... Il serait très déçu, Angraema.

Angraema releva un visage dur sur moi, faisant valser ses longs cheveux, ses yeux noirs flamboyant d'une lueur colérique et cruelle que je ne connaissais que trop bien.

— Mon père n'a rien à dire. Où était-il, pendant qu'on se battait sur le Ráith Mebd ? Où était-il hier, pendant que ma sœur et sa troupe d'acteurs sans armure affrontaient ce prétendu Shemehaz, et que les aios patrouillaient l'espace pour empêcher une intrusion ennemie qui nous aurait été fatale ? Où était-il, pendant que sa famille, éparpillée aux quatre coins de la galaxie, rencontrait mille dangers ? Tu parles de l'As sidhe d'Æriban ! Je pense qu'il ferait mieux de raccrocher et de passer son titre à quelqu'un d'autre. Si je le défiais aujourd'hui, il est fort probable que je le batte !

— Non Angraema, dis-je d'une voix blanche, ne fais surtout pas ça. Ne défie pas ton père !

J'avais encore en tête l'image traumatique de Ren arrachant le cœur de Círdan.

— Même Śimrod est parti avec les aios... Il a contribué à l'effort de guerre. Papa ? Rien. Il a juste bu et mangé comme un cochon avant de tomber ivre de gwidth comme les autres !

Je renonçai à parler avec elle. Elle était trop en colère et blessée de ce qui était arrivé à Círdan. Je la laissai et pris le chemin de la coursive où était arrimée l'Elbereth.

Après le banquet, nous avions tous dormi sur place, épuisés, pendant plusieurs heures. Personne ou presque n'avait eu la force de se trainer jusqu'à son lit. J'ignorais où Ren était parti, mais Syandel m'avait assuré qu'il avait besoin d'être un peu seul, après avoir tenu le rôle de l'Aonaran. Il lui fallait une petite transition. Alors, je ne l'avais pas cherché. Je m'étais rendue auprès de mes enfants et d'Isolda et je m'étais endormie là, pour me réveiller quelques heures plus tard dans une alcôve tranquille, recouverte d'une couverture et munie d'un oreiller, avec mes petits. Les autres étaient réveillés et l'activité battait son plein. On se hâtait de faire disparaître toute trace du banquet maudit.

Eren était venue me trouver. Elle m'avait annoncé la bonne nouvelle : Círdan avait été conduit à Edegil, et surtout, il était vivant. La mise à mort n'avait été qu'une illusion... destinée à calmer la soif de vengeance des dorśari. Ainsi, les apparences étaient préservées.

Círdan était donc sain et sauf. De corps et d'esprit, en tout cas... Sentimentalement, il était bien atteint. Et il avait besoin que sa bien-aimée le soutienne.

Sauf que cela s'avérait un petit peu plus compliqué que prévu.

LA CHAIR ET LE METAL T2 (Ne m'oublie pas)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant