Chapitre 20 (2)

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Joint roulé au bec, Ken était avachi sur son canapé. Des volutes parfumées au chanvre sortaient de sa bouche alors qu'il écrivait sur son carnet.

Comme à son habitude depuis plusieurs semaines, il noircissait lentement les pages de ce petit livre relié que sa petite soeur de trois ans sa cadette lui avait offert à son anniversaire. Il ne s'agissait pas de ses prochains textes. Non, sur ces feuilles blanc cassé, il livrait toutes ses pensées, des plus banales aux plus profondes, parfois les plus sombres, les plus noires. Celles qu'il ne partageait qu'à son psychologue, de peur d'alarmer son entourage.

La dépression ne lui était guère étrangère. Au contraire, elle avait longtemps sa seule grande amie, quelques temps auparavant. Il avait cherché à s'en défaire en voyageant beaucoup. Hélas, elle l'avait rattrapé, maintenant qu'il avait renoué avec tout ce qui l'avait fait fuir, et elle l'étreignait de sa langueur mélancolique.

Le décès brutal de son ami, tombé dans les affres de la drogue, avait été un rappel glacial sur la réalité de la vie, qui en fin de compte ne se résumait qu'à une lutte sans fin pour l'argent et le pouvoir, lutte dans laquelle il ne se reconnaissait pas.

« Quand on observe bien, ce sont toujours les mêmes problèmes depuis la nuit des temps. »

Quelquefois, il se demandait ce qu'il faisait là. Puis il se ressaisissait : sa notoriété lui permettait de soutenir des causes qui lui tenaient à coeur. Mais au fond, ces causes étaient-elles réellement entendues ? Seraient-elles un jour prises en compte, si on regardait les choses en face ? Le système ne favorisait qu'une poignée de personnes et broyait toutes les autres.

« Je me demande ce qui poussent les gens à avoir la foi quand on est conscient de tout ce qu'il se passe. C'est à croire que tout est pire tous les jours. Ou bien, c'est juste que je grandis en conscience tous les jours. »

Et le monde laissait faire, spectateur indifférent ou aveuglé, mais surtout silencieux, trop occupé à se chercher un petit bout de cet argent et de ce pouvoir. Comme toutes ces personnes qui avaient crié au génie pour son album et qui ne comprenaient pas qu'il allât manifester contre la paupérisation du pays.

Il avait envie de faire quelque chose. De passer à l'action. Mais il ne savait pas réellement quoi faire, à sa hauteur. Par principe, il était sorti du système. Cependant, cette décision lui conférait beaucoup moins d'impact sur ce même système. Cette impuissance le paralysait et le culpabilisait lorsqu'il y songeait trop longtemps. C'était d'ailleurs la raison pour laquelle il s'efforçait de sortir et de s'entourer au lieu de s'isoler, bien que la solitude lui prodiguât un calme réconfortant dont il manquait cruellement depuis la sortie de son CD. Sortie qui impliquait la préparation de concerts...

Par une association d'idées encouragée par la substance hallucinogène qu'il respirait par grosses bouffées, il pensa à Athénaïs. Il avait entendu Mikaël parler d'une apparition surprise sur scène. Athénaïs se sentait finalement prête à se montrer au grand public. C'était une bonne chose. Ses petits tours dans les bars musicaux avaient rencontré un succès si franc qu'il y avait eu quelques légers incidents de sécurité à cause du monde qui s'y pressait.

Avec un sourire vague, il songea à l'engouement que son arrivée officielle allait provoquer. Les chacals seraient de sortie. Il n'y avait plus qu'à espérer que Say' gardât sa ligne de conduite - son « non » légendaire - si elle voulait garder une crédibilité intacte. Si le monde était dur pour les femmes, le monde du rap l'était encore plus.

Les femmes... Les femmes étaient aussi dures envers le monde du rap. Olivia...

Olivia était pénible, ces derniers temps. Il ne savait plus s'ils étaient ensemble ou non. En tout cas, elle l'accueillait encore chez elle. Qu'importait...

Il prit son téléphone, le déverrouilla et chercha un nom dans sa liste de contacts. Lorsqu'il trouva le numéro qu'il désirait, désigné sous le nom de « Chloé », il appela.

« Hey, salut, beauté... Ouais, et toi ?... Ah, cool !... Ah, ça doit être sympa, ça... Ouais, je t'appelais : ça te dirait qu'on se voit ?... Mouais, genre ce soir ?... Bah, je pensais... On se roule un spliff et euh... »

Il laissa un petit rire silencieux s'échapper de ses lèvres, sans terminer sa phrase.

« Vingt-deux heures, ça me va parfaitement. »

De toute façon, retomber dans les mêmes travers, c'était ce qu'il savait faire de mieux.

*

« Hey, Athénaïs ! Ca va ? Je me demandais, ça te dirait une expo au quai Branly ? »

Atterrée, Athénaïs ne cessait de relire le message, sans oser trop y croire.

Le moment de sa vie était arrivé.

Hary lui demandait (enfin !) de sortir avec lui. Bon, textuellement, sortir avec lui, et non la marier et avoir des enfants avec lui. Ca, ce serait bien plus tard.

Elle quitta l'écran du regard, re-cligna des yeux, et retourna sur sa boîte de réception. Non, franchement, il était vrai, ce mensonge ?

Quand elle avait reçu le texto, elle avait dû s'y reprendre à deux fois. Le fait que le nom de Hary s'affichât dans ses notifications était une chose peu commune, si ce n'était extrêmement rare. Alors qu'il l'invitât au quai Branly... « Attends, est-ce que c'était une invitation, et donc il m'invite ou bien... Est-ce que je dois faire ma meuf indépendante ou bien ma princesse ?.... » marmonna-t-elle. Une seule manière de remédier à tous ces questionnements d'ordre capital : un screenshot envoyé à Soary et Tahina, sur leur groupe de discussion privée, accompagné d'un « WTF ??? HELP !!!! SOS SOS SOS, je vais mouriiiir !!!! ».

Ces dernières ne tardèrent pas à se répandre en messages hystériques. En même temps, Hary était la coqueluche de la bonne société malgache parisienne. C'était Hary... what else ? Et ce Hary semblait enfin ! prêter attention à elle qui n'espérait même plus, depuis bien longtemps. Mais qu'est-ce qui avait pu le faire changer d'avis ? Ou plutôt : qu'est-ce qui avait fait en sorte qu'il la remarquât ?

« L'hymne des Enfoirés ? » avança Tahina.

L'excitation d'Athénaïs diminua quelque peu. L'hypothèse émise par son amie était plausible... voire hautement probable. Bien qu'elle sût Hary peu versé dans le monde des strass et paillettes, si sa soudaine promotion par les Enfoirés était à l'origine de cet intérêt soudain, elle se demandait combien de temps son admiration allait durer. Car elle ne bénéficierait de cette exposition que pour une durée limitée, quelques années tout au plus. Et ils n'allaient pas faire appel à elle tous les ans. « Oui bon, Hary est quelqu'un de sérieux, tout de même. S'il m'invite, c'est qu'il aura déjà évalué un peu l'aspect long-terme. » se raisonna Athénaïs. Ce n'était qu'une simple invitation, en outre. Peut-être que tout s'arrêterait à cette première entrevue.

La discussion Whatsapp se poursuivit et se conclut par un commun « On verra. »

« Tu nous tiens au courant ! Sinon je te tape ! » écrivit Soary.

Athénaïs assura qu'elle les tiendrait informées, non sans un commentaire sur l'agressivité de son amie.

« C'est comme ça que vous m'aimez. »

« Pauvre Andy ! Supporter ça ! »

« Andy m'adore. »

Les amies se quittèrent sur ces entrefaites. Athénaïs s'attacha à trouver une réponse parfaite, assez enthousiaste mais assez détachée, ce qui lui prit dix bonnes minutes, puis elle reposa son portable sur son lit et s'y affala à son tour. Les papillons dans le ventre et un sourire radieux accroché aux lèvres, elle se sentait renaître. « Enfin ! » murmura-t-elle, aux anges.

" Non. "Où les histoires vivent. Découvrez maintenant