Chapitre 82 : La mort dans l'âme

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— Du nerf, fainéant ! lui meugla-t-on dans les oreilles. Le vacarme s'accompagna de claquements de mains et d'une luminosité brutale, intense.

Il plissa les paupières en essayant de se souvenir d'où il se trouvait et de qui il était. De pourquoi ciel l'arrachait-on à un demi-sommeil particulièrement désagréable, qui ne lui avait apporté aucun repos. L'épaule dans laquelle sa tête avait reposé l'élançait. Sa joue collait encore de la pile de papiers qui lui avait servi d'oreiller.

La figure chauve et furieuse de son maître envahit son espace vital.

— De grâce, Morante, vous n'avez jamais été très vif mais faîtes un effort, rouspéta Devarnes. Si j'avais voulu m'abîmer dans la contemplation d'yeux aussi vides, j'aurais acheté un aquarium.

Et quelle heure était-il ? A travers les fenêtres de la salle d'étude de l'infirmerie, la nuit était noire.

— Il y a un problème ? parvint à marmonner l'étudiant en s'essuyant les yeux, comme si le seul fait de constater la présence de son professeur à quatre heures du matin n'était pas un problème en soi. Devarnes fouillait dans l'armoire aux vitres teintées qui protégeait les sédatifs, renforçant la certitude que quelque chose ne tournait pas rond. Il n'accorda qu'un coin de regard dédaigneux aux comptes-rendus opératoires dans lesquels Morante dormait et qui étaient loin d'être aussi classés qu'il ne l'avait requis.

— Plus d'action, moins de bavardage ! houspilla le chirurgien royal. Nous attendons une blessure par balle, alors allez me préparer l'anesthésie. Et que ça saute !

— Par balle ? s'interloqua Morante.

Au palais ? Au milieu de la nuit ? Un très mauvais pressentiment lui tordit la gorge.

— Par balle, oui, ce qui sort des armes à feu, vous avez besoin que je le répète une troisième fois ? Et vous voulez savoir la meilleure ? On l'a retrouvé dans les appartements de l'Archeduc d'Oslandres. Dans les bras de la fille de l'Archeduc elle-même ! Je donnerai cher pour savoir ce qu'il s'est passé. Et de qui il s'agit.

Car contrairement à ce que ses airs acrimonieux laissaient à penser, Maître Eli Devarnes était de loin la pire des commères que renfermait ce palais. Morante aurait peut-être souri de l'ironie de la situation s'il ne luttait pas encore entre l'anesthésie résiduelle de son cerveau et le sentiment de malaise qui lui grignotait les vertèbres. Il en était à traîner tant bien que mal la bonbonne d'éther jusqu'aux tuyaux de branchement – la jauge devenait basse, il faudrait qu'il passe commande bientôt – lorsqu'un grand chambardement retourna l'infirmerie. Deux gardes en livrée blanc et or déboulèrent cahin-caha, guidés par les vociférations de Devarnes, portant un corps amorphe duquel gouttait des traînes de sang brun.

— Installez-le directement dans le laboratoire d'anatomie, messieurs ! bramait Devarnes. Comment ça, il est toujours conscient ? Je lui ai administré une dose de morphine à endormir un cheval ! Encore un toxicomane, déplora-t-il dans un grommellement qui ne parvint qu'aux oreilles de Morante.

L'aspirant médecin négligea la diatribe de son maître et les perfusions qu'il était en train de préparer lorsque les gardes hissèrent leur victime sur la table d'intervention et qu'il reconnut Isaac. Effectivement éveillé, bien que semblant très peu lucide ; les couleurs avaient déserté son visage en sueur et ses yeux s'obstinaient à rouler vers son crâne. La carotide qui saillait sous la peau de son cou battait à une allure inquiétante. De stupéfaction, Morante demeura un instant bêtement coi devant lui.

— Et il s'est mis un garrot, reprit la voix désagréable de Devarnes, extirpant son élève de son ahurissement. Bougre de con, faut-il être abruti !

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant