Chapitre 5-3

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— Rares sont les moments où l'on entend la terrible Archicolonelle s'irriter.

L'individu, conscient que ses interlocuteurs s'étaient arrêtés pour l'écouter, sortit des fourrés comme s'il traversait les bois depuis plusieurs heures. Ce n'était pas un Archelan. Ni même un Humain. Santhe reconnut en lui les traits d'un Vaal.

Il semblait âgé, avec des joues creusées. De courts cheveux poivre et sel surmontaient son crâne. Ses yeux sans blanc se distinguaient clairement par leur hétérochromie : l'un s'illuminait de la couleur du sang et l'autre, noir complet, assombrissait les impressions bienveillantes qui découlaient de son sourire sympathique. Celui-là les dominait avec ses quatre mètres de haut là où les Vaals mesuraient usuellement entre un mètre cinquante et un mètre soixante-dix. Dès lors, le passé douloureux de Santhe refit surface et le souvenir de ce Vaal lui revint en un nom :

— Tsy'kar ?

Elle plissa les yeux, puis fronça les sourcils.

— Que faites-vous ici ? s'enquit-elle.

Il la salua, fit de même avec Kaal, mais hésita un instant avant d'offrir à Halekeis une révérence archelanne. L'aristocrate fut surpris.

— Qui... Qui est-il ? demanda l'Archelan.

— C'est un Vaal avec lequel j'ai travaillée il y a quelques cycles. Il m'a aidé à abattre un certain nombre de cibles.

— C'est un assassin ?

— Je l'étais, intervint-il. J'ai décidé d'abandonner les armes et mes clients afin de destiner ma vie à la philosophie et à mes dieux. Dans tous les cas, Santhe me faisait de l'ombre.

Halekeis toisait le Vaal avec insistance. L'Archicolonelle préférait l'ignorer et écouta le Vaal.

— Pour répondre à votre question, Santhe, je suis devenu un vieil ermite. Mon peuple a presque disparu. Je me suis retiré sur votre merveilleuse planète pour y finir ma vie dans la paix, spectateur de l'Histoire.

— Bien peu d'évènements de notre époque ont assez de charme pour être contemplés.

— Le croyez-vous ? J'ai entendu votre conversation avec vos compagnons. Vous voulez sauver votre espèce, n'est-ce pas ? C'est une magnifique entreprise. Mais elle est d'autant plus belle que tragique.

— Comment ça ?

Le Vaal lui offrit un sourire sincère.

— Un enfant a un jour demandé à un sage humain : pourquoi notre Roi a-t-il réclamé que mon père et les autres aillent combattre les Vaals ? Le sage lui répondit alors : car l'Humanité doit tuer le peuple vaal pour vivre.

« L'enfant repartit. Il grandit et, quelques années plus tard, il revit le sage et lui demanda : pourquoi notre Roi a-t-il réclamé que mon frère et les autres aillent combattre les Archelans ? Le sage lui répondit alors : car l'Humanité doit tuer le peuple archelan pour vivre.

« L'adolescent repartit. Puis il devint un homme et fut recruté par le roi. Après avoir manié ses armes, il retrouva le sage. Il lui demanda : pourquoi notre Roi a-t-il réclamé que j'aille combattre mes frères ? Le sage lui répondit alors : L'Humanité doit tuer les hommes pour vivre. C'est alors que l'enfant, devenu homme, tua le sage.

— Cessez vos koans, Tsy'kar. Expliquez le fond de votre pensée.

Tout en parlant, Santhe tourna discrètement l'œil vers l'aristocrate. Elle le voyait se tenir d'une position qu'elle, combattante aguerrie, savait traduire comme agressive. Halekeis lui-même ne semblait pas s'en rendre compte.

— Je suis le dernier Vaal géant, affirma Tsy'kar. Mes autres congénères meurent dans les mines de Lorus. Une fois mon engeance complètement disparue, ou même avant, les humains trouveront une autre espèce à génocider : la vôtre.

— Cela je le crois. Nous avons justement pour mission d'empêcher cela.

— Cessez de vous voiler la face. Nous savons tous deux que vous ne réussirez pas. Je n'ai moi-même rien contre vous. Cependant, d'un point de vue objectif, vous êtes connue comme la cruelle, l'ignoble, l'atroce Archicolonelle. Vous ne pouvez pas modeler le futur si votre passé vous hante et vous poursuit. Nos espèces sont vouées à s'évanouir.

— Je l'empêcherai !

— Encore, si vous le pouviez, ce ne serait pas une bonne chose à réaliser. Si les humains nous exterminent, ne restera plus personne à détruire qu'eux-mêmes. Ils disparaîtront dans des guerres intestines d'à peine quelques siècles ou retourneront à l'âge de pierre. Ce sera la meilleure des vengeances pour nos deux peuples.

Santhe entendit le poignet de l'aristocrate craquer sur le manche de son épée. Elle se tourna vers lui avec impatience.

— Que faites-vous, Halekeis ?

Il tira enfin Lente Vindicte.

— J'ai mis du temps à le reconnaître, mais j'ai connu ce Vaal. C'est lui qui a tué ma famille !

Ledit Vaal croisa les bras. S'il avait eu une arme, Santhe était sûre qu'il n'avait guère besoin de la dégainer.

— Vous êtes idiot et arrogant, répliqua-t-elle avec plus de maîtrise. Rangez cette arme avant que je le fasse à votre place.

L'aristocrate s'empourpra d'autant plus et serra sa poigne.

— Non, vous vous fourvoyez. C'est bien lui. Il a les mêmes mimiques, le même ton, la même voix, la même démarche. C'est le tueur qu'a engagé le clan Aeguchi pour exterminer les miens il y a tant d'années. Je le revois planter sa dague d'acier lorusien dans ma mère et la retirer en me regardant.

Tsy'kar ne souriait plus.

— Mon enfant, vous êtes-vous nourri de vengeance durant toutes ces années ? Nous savons tous deux que c'est un bien maigre repas. Pourquoi vous êtes-vous donc accroché à ces souvenirs d'un ancien temps ?

L'aristocrate s'apprêta à répondre, mais la main de l'Archicolonelle sur son épaule l'en dissuada. Il déglutit, mais déjà Tsy'kar décroisa les bras.

— J'ai laissé ce petit enfant s'échapper. Ça fait tant d'années. J'aurais pu le poursuivre, mais je ne suis pas aussi efficace que vous, Santhe. J'ai cru que je ne le reverrai jamais. Il s'avère donc que je dois terminer mon travail.

La criminelle de guerre dégaina son épée de sa main gauche et la leva vers la gorge du Vaal.

— J'en ai besoin, Tsy'kar. Son aide m'est précieuse pour sauver mon espèce. Si je le retiens en ce moment, c'est pour l'empêcher de périr contre vous. Mais vous, qui ne semblez pas vouloir contribuer à mon projet, je suppose que votre mort ne changerait rien. Repartez au moins là d'où vous venez et oublions cet incident, au nom du bon vieux temps.

Le géant resta un instant muet. Il fixa l'Archicolonelle de ses deux têtes de plus, puis rompit le silence :

— Non, Santhe. Je ne...

Larmes Inhumaines [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant