Chapitre 12-2

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Les vagues engloutirent Santhe dans des eaux amères. Du fiel lui sembla couler dans la gorge, puis du mercure. La mer aiguisée se rougit, et son sang s'y mêla. Des requins — ou plutôt des lames noires — la traversèrent de part en part une fois, trois fois, dix fois. Elle cessa de compter. Au fond d'elle, ces piques que lui envoyaient Kaal et Halekeis perçaient son oreille, mais plus son esprit. Toutefois, elle en connaissait la nature : Rin, Feraeth, Hiérarque, Zinth, Tsy'kar, Pillards, Eagar, Gérontocrates, Anil, Ténèbres, Monstres, Vicomte, Zhaìl, Cendres... Ses nerfs écrasés tremblèrent — ou était-ce ses poignets serrés ? Un profond grésillement tenait lieu de toile de fond : les verrous surchargés.

Son esprit s'enfonça à nouveau, pourtant quelque chose la tira. Cette étrangeté lapis au milieu du sombre sang épais dénota et apporta à ses pensées une clarté renouvelée. Des orbes lumineux entourèrent ses yeux, ses membres et sa tête.

Les serrures tombèrent. Santhe se releva d'un mouvement raffermi, net, et se tint face à la silhouette bleue qui lui ouvrit la porte de sa cage crasseuse. L'Archicolonelle lui emboîta le pas quand elle disparut, puis s'approcha du cachot de ses anciens compagnons.

Ils la fixaient, effarés, angoissés. Pourtant leur colère d'avant ne s'effaça pas et se mêla à la surprise et à la frayeur.

— Vous allez nous tuer, n'est-ce pas ? s'enquit Halekeis, les sourcils froncés.

Immobile comme une statue, seulement secouée de spasmes légers, Santhe les observait, muette, sans émotion ou presque. Pendant un long moment presque éternel à ses yeux, elle crut que sa voix aurait disparu. Pourtant elle parvint à s'exclamer, mélancolique :

— Il fut un temps où je travaillais dans un orphelinat, dans le nord du Haji.

Sa pause lui permit de regarder ses compagnons. Elle n'avait pas répondu à leur question. Ce n'est pas ça qui l'arrêta.

— J'étais si heureuse, continua-t-elle, que j'ai épousé un grand Archelan, fier, courageux et intelligent. Nous eûmes un fils, Renze, qui ajouta plus de joie encore. Cependant un spectre planait depuis quelques décennies : Korris matait les révoltes dans le sang et tournait lentement ses regards vers Lorus, une lune froide, difficile à vivre, remplie de Vaals fanatiques, avec pourtant des ressources gigantesques sous son sol. Avant que la synthétisation de l'or ne soit imaginée et donc que les Humains perdent leur intérêt vis-à-vis du petit corps céleste glacé, des Vaals plus sceptiques que leurs confrères ont orienté leurs recherches scientifiques vers cette grande montagne rose. L'Oru — et ses propriétés invraisemblables — fut ainsi découvert.

« Quelques générations de rois plus tard, il y a un peu plus de vingt cycles, le casus belli inventé par Korris provoqua la guerre. Ma joie passa, le doute et la peur s'installèrent, et je me suis engagée dans l'armée de la Hiérarchie. J'ai étudié dans les écoles militaires et mes supérieurs m'ont remarqué. J'ai gardé des dignitaires, protégé d'autres, puis l'on m'a assignée sur la station Kul'madân. Oui, vous avez compris, c'est là que la guerre s'est propagée chez les Archelans.

« J'ai d'abord suivi les ordres pour ma nation, mais j'ai vite saisi que les Hiérarques nous jetaient droit dans le mur. Ils donnaient des objectifs stupides, impossibles ou inutiles, souvent les trois à la fois. Des dizaines de milliers périrent par leur faute, et des ressources irremplaçables dilapidées. J'ai pris les rênes de certaines missions, laissant les Hiérarques de côté, et je les ai menées à bien. L'Archicolonelle était née.

« J'ai alors tout sacrifié pour cette guerre : j'ai trahi, tué, fais tuer, assassiné, massacré, génocidé. J'ai délaissé mes proches, mes biens, mon orphelinat, ma morale, mes souvenirs. J'ai abandonné ma joie, mes plaisirs, mon amour, mes désirs, mon empathie, ma bienveillance, ma douceur... J'ai tout jeté au feu pour permettre à la Hiérarchie de gagner, puis à notre peuple de survivre. Plus jamais je n'ai songé à moi depuis, mais à mon peuple. Plus jamais je n'ai recherché mon bonheur, mais celui de mon peuple. Plus jamais je n'ai poursuivi le pouvoir, sauf pour mon peuple. J'ai tout donné à mon peuple, venant de moi ou des autres. La moindre de mes actions, de mes paroles, de mes pensées était dirigée vers l'espèce archelanne. Même les pires atrocités que j'ai commises l'ont été pour notre engeance.

Larmes Inhumaines [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant