Chapitre 7-2

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Malgré ses spasmes, Santhe raffermit sa poigne sur l'énorme fusil de sniper avec les mêmes doigts qui s'étaient refermés sur l'ancien propriétaire de l'arme. Elle la garda sous l'aisselle gauche, son pistolet toujours dans la main. On ne lui empêcha pas de rentrer dans une maison qui culminait au-dessus des autres, évacuée depuis quelques minutes. Les escaliers grincèrent sous son poids cumulé à son équipement de guerre. Quand elle parvint à l'étage le plus haut, son ligebrace trembla, de façon plus douce que son avant-bras lui-même.

— J'suis entre la forêt d'aval et celle d'amont, s'éleva la voix de Kaal à travers l'appareil. Y'a un Itharis à l'est. On l'a équipé de deux gros canons artilleurs sur les épaules. C'est sale, mais ça marche. Ils tirent autour du nord et du sud-ouest.

— Avance-toi plus près en passant par le flanc de la montagne. Garde au moins un kilomètre de séparation. Je ne voudrais pas qu'ils te repèrent.

— Reçu.

L'Archicolonelle oublia un instant les cris de damnés de ses hallucinations et se tourna vers une fenêtre dirigée vers l'est. Elle retourna une table et deux chaises afin de caler le long fusil vers la silhouette rougeâtre de l'Itharis. La lunette numérique se paramétra sans aucun problème, sinon quelques pixels usés par le temps.

Seulement deux fois auparavant elle avait visé un mécha de son camp. La première occasion, lors d'une révolte populaire à Peìrh, une petite ville australe de la région d'Anayù. Un rebelle assez malin s'était emparé d'un vieil Itharis désaffecté. Santhe avait détruit le véhicule en tirant une balle plasmique sur le réacteur Oru que le malheureux avait laissé ouvert. Le mécha avait explosé au milieu de la foule en colère. La seconde circonstance fut pendant la bataille d'Iji, où un colonel avait mal saisi les consignes données par ses supérieurs, ce qui avait posé un grand risque sur la stratégie de l'état-major. L'Archicolonelle l'avait éliminé, sous l'ordre desdits supérieurs, à travers la cabine de pilotage grâce à des munitions perçantes.

Cependant, l'Itharis à présent au centre de son viseur semblait plus moderne, avec des blindages en archalène nanostratifiée. Et lorsqu'elle comptait les cinq balles de son sniper, elle comprit qu'aucune ne traverserait cette partie si épaisse du mécha. Elle vérifia le long canon à accélérateur de masse, les bobines internes et les hypercondensateurs. Tout semblait fonctionner, si bien qu'elle activa le minuscule réacteur Oru de l'arme. Contrairement aux équipements plasmiques des humains, et malgré les rares utilisations d'Oru, la Hiérarchie avait conçu des fusils qui usaient toujours de munitions balistiques. Santhe savait que cette technologie gardait de l'efficacité à longue distance, pourtant elle se devait de reconnaître que les sciences korrisiennes, bien que ralenties, apprenaient à maîtriser les matières et particules avec de moins en moins de contraintes.

Santhe inspira un long moment et s'efforça de ne plus penser. La toile de fond de ses cauchemars s'atténua et ses membres cessèrent de bouger. Elle tira alors sur ce qu'elle savait être le chargeur d'obus de l'Itharis, à l'instant précis d'une explosion. Les derniers bombardements camouflèrent le bruit de l'impact. Les canons se turent aussitôt.

Comme prévu, les courtes silhouettes korrisiennes qu'elle apercevait grâce au grossissement numérique s'insultaient, confuses. Ils pensaient probablement à un accident, un enrayement ou quoi que ce soit d'autre. Le pilote n'ouvrit pas sa cabine, mais un jeune homme monta sur le dos de l'Itharis pour trouver le problème, sûrement le méchaniste du groupe, un petit malin qui avait appris les technologies des méchas archelans.

L'Archicolonelle calcula une nouvelle fois la vitesse du vent, sa direction, et la température ambiante. Toujours 5 kilomètres par heure, sud-sud-est, 21 degrés Celsius.

Le « bang » résonna quelques instants. Un gros trou apparut dans la tête du korrisien et celui-ci tomba de haut. Santhe rechargea aussitôt en profitant de la panique occasionnée. Avec un sifflement strident, le canon magnétique du fusil cracha une autre balle, qui cette fois heurta le vérin piézoélectrique qui reliait la « jambe » droite du mécha au reste de la structure. Cette faiblesse était connue pour paralyser l'Itharis dans ses déplacements. Elle attendit pour tirer dans la cabine du pilote, mais celui-ci n'ouvrit toujours pas.

En contrebas, des militaires korrisiens s'éparpillaient pour envahir la ville. Renze leur avait probablement ordonné de la cerner, sans pour autant savoir où elle se trouvait. Elle baissa son canon et visa une ruelle étroite : le goulot parfait. De sang-froid, elle cracha sa quatrième munition sur la file de soldats qui passait-là. Elle les balaya tous.

Santhe remarqua alors les couleurs d'un seigneur Humain sur leurs vêtements. Elle régla la lunette de façon à les reconnaître. C'était un aigle de gueule sur fond d'argent échiqueté d'or : l'emblème du grand-duc Dardarel. La confusion submergea l'Archicolonelle, ce qui laissa ses hallucinations l'envahir à nouveau. Ses grands yeux bleus s'ouvrirent, pleins d'une surprise silencieuse. Le chien ! Renze œuvrait pour Dardarel !

Comment ? Pourquoi ? Le grand-duc s'enorgueillissait trop pour travailler avec un Archelan, surtout Renze. Pourtant elle devait se rendre à l'évidence : personne d'autre que son ancien second ne la connaissait autant. Et Dardarel semblait le mieux placé en termes de moyens et d'influence. L'association paraissait logique.

Elle jura et pointa à nouveau son arme vers l'Itharis, toujours pas ouvert. Pourquoi le pilote ne s'enfuyait-il pas ?

Soudain, la forme rouge se secoua. L'Archicolonelle crut d'abord à un tremblement de terre, mais comprit bien vite qu'elle perdait de sa maîtrise sur ses membres et son esprit. Elle frémissait de plus en plus. Avant que ce ne soit trop tard, elle tira sa dernière balle sur le vérin qui maintenait la cabine fermée. Celle-ci ouvrit une grande gueule d'archalène et d'interfaces de contrôle, dont un siège vide.

Santhe jura encore. Quelqu'un pilotait l'Itharis à distance.

Une pointe douloureuse dans son dos la rappela à l'ordre. Quelque chose appuyait sur elle.

— Tu t'érodes.

L'Archicolonelle tourna la tête, surprise, et essuya un violent coup de bâton de métal cramoisi sur le visage. En sang, elle roula et se releva à l'aide du mur. Renze la frappa encore, dans le ventre. Elle faillit vomir. Ses mâchoires se serrèrent. Elle n'avait pas le temps de dégainer son pistolet comme son épée. La seule solution qu'elle aperçut — et elle se crispa par cette répétition — fut de sauter par la fenêtre. L'Archelan, habitué, sortit son revolver plasmique, mais le tir passa à côté. Santhe s'était rattrapée sur le toit de la maison cette fois. Elle courait à pas rapides et légers sur le chaume fragile.

Larmes Inhumaines [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant