Chapitre 10-1

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« Frères ! Ne vous laissez pas manipuler par l'Angon ! Le Traité d'Azur n'est qu'une fumisterie de plus ! Souvenez-vous de la Nuit Vermeille, de nos pères, nos frères et mêmes nos enfants qui ont péri sous les poignards des impériaux ! Cette vile engeance ne veut que notre mort à tous ! » Extrait du discours de Ardi Le Harangueur, 197e cycle | 2e ère angonne

À travers les arbres, les trois Archelans et le jeune Homme couraient. Ils esquivaient çà et là un tronc, une branche et des racines avant d'arriver à quelques kilomètres du champ de bataille. Le vicomte s'arrêta au milieu d'un bosquet aux herbes roses, essoufflé. Santhe et ses compagnons stoppèrent à leur tour.

— Attendez quelques instants, je vous en prie.

— Ça va pas ? demanda la méchaniste. Ah ! J'ai oublié ! Vous êtes un humain... Ils sont si fragiles !

Santhe surprit Pelias en le prenant sur ses épaules pour continuer leur course, non sans jeter un œil dans leur dos. Plus rien ne les suivait.

Ils traversèrent la plaine rosâtre avant de s'arrêter derrière une colline chauve. Elle leur ordonna de se taire et tendit l'oreille : Plus de cris. Soit étaient-ils trop loin, soit les choses étaient reparties à la recherche d'autres Humains.

Le jeune homme demanda à l'Archicolonelle de le reposer, ce qu'elle effectua aussitôt.

— Nous sommes en sécurité, annonça-t-elle. Pour l'instant.

Pelias se tenait les genoux, le regard perdu.

— Ces choses ! Par le Roi ! Que sont-elles ?

— Des êtres non faits de chair, mais de fer, précisa Halekeis tout en maintenant sa main sur sa garde par peur de leur retour. Nous avons déjà croisé ces monstres d'acier. Notre jeune amie ci-présente a éveillé leur gardien.

— Oui bah au moins, on n'est pas mort au fond des ruines. En plus, rien de tout ça serait arrivé si...

— Silence, lança Santhe.

Elle se tourna vers le vicomte et refoula à nouveau des émotions en voyant son visage gracieux. Ses yeux demeuraient pourtant ahuris. Le fier jeune homme de tout à l'heure n'était pas revenu.

— Lorsque nous avons quitté les cavernes dans lesquelles nous étions perdus, expliqua-t-elle, ces bêtes se sont libérées partout sur la planète. Il semblait y avoir des centaines de ces mausolées disséminés sur Archelaus. Tous ont été ouverts.

— Vous mentez encore, n'est-ce pas ? sourit Pelias.

Elle le fixa dans les yeux.

— Très bien, admit-il après quelques secondes, son sourire évanoui. Je vous crois, mais... je ne comprends pas. Mes hommes, mon lige... Ils m'ont tourné le dos ! Comment ?

— Ce ne sont pas les premiers déserteurs, fit-elle remarquer.

— Non, pas mes hommes ! Certains sont morts pour moi dans des situations plus graves encore ! D'autres possédaient mon portrait, encadré dans leur chambre !

— C'est ces saloperies ! soutint Kaal. Pardon... Ces monstres. Je sentais un truc qui allait pas. Chez les Humains, ça doit être pire.

— Que sous-entendez-vous sur mon espèce ?

— Plein de choses ! C'est vos hommes qui sont partis la queue entre les jambes.

— Ce qu'essaie de nous dire l'ingénieure, intervint l'aristocrate en se plaçant entre eux, est que les insectes de Verre semblent avoir conçu ces choses pour effrayer vos congénères, mon seigneur. Du moins est-ce un effet passif. Elles paraissaient d'ailleurs se concentrer sur les Humains, dont vous, plutôt que nous trois Archelans. Nous sommes secondaires à leurs... yeux.

Le vicomte faisait les cent pas sur la fine herbe terreuse.

— Je dois prévenir mon royaume. Si vraiment ces créatures attaquent les Humains sans que nous puissions nous défendre, ce serait catastrophique.

— Non.

— Pardon, Archicolonelle ?

— Vous ne le leur communiquerez pas.

— Si je ne fais rien, des milliers d'Humains périront avant qu'une équipe d'analyse puisse comprendre ce qui advient sur notre planète... votre planète, Arkelaïn.

Santhe serra des dents. Ses vieilles émotions refaisaient leur retour, mais elle se contint. Elle se força à revoir les masses de visages, morts, les charniers et les épaves, les lames ensanglantées et les canons fumant, les villages en flammes et les villes effondrées. Le déroulement de la bataille des Pétales d'ébènes lui revint, puis de celle d'Iji, de Der'sla, de Dehon, de Lorus, des Perles noires et de la mer du météore, puis de milliers de combats encore. Les images des boucheries commises par ces êtres abominables. Sa main trembla. Sa vue baissa.

Elle tenta de se contrôler avec des réflexions. À quoi pouvait lui servir ce jeune homme ? Trahir ses confrères ? Manipuler les autres ? Mener les foules ?

Une idée la foudroya. Ce vicomte personnifiait la clé de voute qui reliait les peuples humains à la noblesse korrisienne.

Korris ne regroupait que des Humains, certes, mais pas unis. La guerre les divisait autant que la paix. Les dizaines de nations d'Hommes se lançaient dans des querelles secrètes pour gagner un peu plus de libertés, de prestige ou de pouvoir — imitant les seigneurs korrisiens qu'ils détestaient tant.

Santhe avait déjà vu cela, avant la guerre. En tant que garde de l'un des Hiérarques, elle avait voyagé sur ces différents Mondes où les conflits d'intérêts se créaient sans raison ni précédent. Elle avait observé ces enfants qui mendiaient dans la rue pour une bouchée de pain sec et ces autres qui parcouraient les montagnes de déchets, pieds nus, afin de trouver des choses à revendre pour nourrir leurs familles. Korris étranglait ces milliards de personnes en les secouant pour obtenir des miettes de revenus, qui ensuite allaient dans de nouveaux vaisseaux de guerre dorés et des akarins en surplus.

Il suffisait d'une étincelle, d'une goutte d'eau, d'une pichenette pour tout faire brûler, déborder, s'effondrer. Il fallait néanmoins frapper au bon endroit.

L'Archicolonelle fusilla du regard le jeune homme pour voir uniquement cet outil parfait qui se dissimulait sous ces beaux atours. Elle aperçut son jerrican d'hydrocarbures presque vide, puis elle se tourna vers ses compagnons. Son cœur se mit à battre alors qu'elle serrait sa main sur la poignée dorée du réservoir.

— Très bien, reprit-elle finalement. Nous allons prévenir Korris. Mais à une condition : j'exige que vous l'annonciez via vos canaux d'urgence seigneuriaux.

— Vous voulez que tous les habitants du royaume le voient ?

— Je ne souhaite pas que ce soit limité aux vieux nobles divisés qui vous jalousent. Ce sont les peuples qui vous aiment. Ce sont eux qui vous écouteront.

Il acquiesça et ne put s'empêcher de sourire en s'imaginant en direct. L'Archicolonelle serra encore ses mâchoires.

— Kaal, tu nous filmeras. Le vicomte te donnera ses coordonnées seigneuriales. Tu peux contourner les vaisseaux en orbite pour atteindre les satellites prioritaires ?

— Ça devrait être possible.

— Comnment cela, nous ? souleva Pelias.

— Oui, je jouerai le rôle de votre ravisseuse. Rien de tel que l'Archicolonelle pour cela. Votre message n'en sera que plus crédible et les peuples auront pitié de vous.

— D'accord. Très bien.

Elle reprit à sa ceinture les menottes magnétiques qui lui avaient servi et les passa autour des poignets du jeune homme en le faisant tomber à genoux.

— Je ne pense pas que ce soit nécessaire.

— Laissez-moi faire, Pelias.

Sa main tremblait. Son regard s'agitait. Elle changea discrètement l'identifiant biométrique des menottes dorées dans le dos du vicomte. Kaal commença à filmer avec son ligebrace et alors que Pelias lui donnait les codes des canaux d'urgence. Halekeis se tint derrière l'enfant. Celle-ci valida la connexion. Elle fit signe à Santhe. Ils étaient en direct. Le vicomte prit sa respiration.

Larmes Inhumaines [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant