Chapitre 12-1

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« Le petit-Être ne veut pas que vous l'adoriez, car il ne s'en estime pas digne. Il a raison. Il demeure néanmoins celui qui a créé l'Arbre des Mondes et toutes les civilisations qui y vivent et y ont vécu. Selon lui, tout ne serait qu'une forme d'expérience, de message. Il ne m'a jamais dit à qui cela bénéficierait. » – Arcane | Époque inconnue

Une lumière épaisse s'était éteinte. Le froid s'estompait des chairs seulement, car le cœur de Santhe restait serré. Le monde se perdait dans ce chaos apaisé, tendre et lourd.

Des hurlements déchaînés arrachaient cette toile de plomb qui la maintenait, afin de mieux la percer par leurs plaintes. Elle tentait de se dégager, en vain. Son corps comme son esprit ne lui obéissaient plus. Pourtant, un instant du moins, l'Archicolonelle parvint à lever sa tête au-dessus de l'océan confus.

On l'emmenait dans un vaisseau doré, attachée aux poignets, aux mains, aux chevilles, à la gorge et aux épaules sur une plaque froide. Sur ce diable, ses porteurs la poussèrent dans une cellule de l'astronef, derrière des barreaux sales. Du côté opposé se trouvait une autre geôle où Halekeis et Kaal la regardaient avec fureur.

Puis l'eau de fer se fit plus insistante, et Santhe coula à nouveau dans la folie. Aux cris et aux voix s'ajoutaient les images d'immeubles qui s'effondraient, de vaisseaux vaporisés au-dessus de Lorus puis d'Archelaus, de charniers perdus sur l'horizon, de forêts primaires incendiées, d'hôpitaux scorifiés depuis l'orbite, de pleurs d'enfants tus par des tirs, de grands brasiers qui dévoraient les pestiférés, d'exécutions de masse à l'arme blanche pour économiser les munitions, de ruines millénaires rasées sous les ordres des seigneurs comme des Hiérarques... Enfin elle se vit elle, non pas par ses yeux. Ce monstre qui emplissait sa vision se cachait dans l'ombre pour égorger des dignitaires, patientait, froid, avant de tirer au fusil de sniper sur ce rebelle, regardait ce jeune homme se consumer devant elle dans des flammes terribles, tentait de s'éteindre dans ce lit de cendres, son pistolet sur la tempe.

Les formes périrent avant les voix. Devant elle se trouvait maintenant un mourant aux yeux clairs, la peau brune, les cheveux d'onyx. Son époux se fanait lentement, sa main dans les siennes. À côté, insultant le petit-Être pour son injustice, leur fils pleurait.

— ... végétatif, très bientôt, disait-il avec un ton plus mûr et érodé qu'à cette époque.

— Vous lui avez donné du poison ? demanda Lasber avec son accent archelaüsien.

— Non. Ni même droguée. Il n'y a pas besoin. Elle fond d'elle-même...

Leurs paroles se turent subitement tandis qu'un mugissement fracassant la secoua. Santhe voyait un rayon d'Oru traverser une plaine morte où elle, accompagnée de ses troupes, chargeait. L'énergie subie vaporisa un lac, une île et l'essentiel des guerriers à ses services.

— ... fiévreuse, vous trouvez pas ?

— Peut-être. Ne vérifiez pas avec votre main, Lasber. D'ailleurs, soldats, mettez-lui une muselière.

— Pourquoi vous leur ordonnez ça ? C'est du vécu ?

— Non, pas moi, mais des rebelles. Ils l'avaient attaché complètement. Malgré ça, elle réussit à les tuer avec ses dents...

Le parti humaniste, organisation dite démocratique fondée avant la guerre, la détenait après la révolte dans Peìrh, autoproclamée « ville libre » par le peuple. Un Archelan tenta de la faire parler. Celui-ci, fanatisé par ses pairs et leurs idéaux, décida de la torturer une semaine durant. Elle se souvint le mordre à la gorge et déchirer ses chairs, avant de repartir d'une démarche calme. Le ciel était couvert ce jour-là.

— ... pas nous libérer ? s'enquit Kaal avec un soupçon de supplique. Au pire vous direz aux Humains qu'on est mort, qu'on s'est rebellés.

— Je suis vraiment navré, ma petite, mais nous sommes déjà en route vers l'orbite. Je ne peux pas briser ma parole.

— Dans ce cas, pourquoi nous laisser face à elle ? s'enragea l'aristocrate.

— Vous ne risquez presque plus rien. Et de toute façon, si elle se libère, vous savez mieux que moi qu'elle s'en prendra soit à elle-même soit à moi.

— Je ne parle pas de danger, mais de cruauté. Je ne veux plus la voir, pourtant vous nous emprisonnez là.

Renze se pencha vers eux, son visage invisible pour sa mère.

— Dans quelques heures, l'Archicolonelle subira le jugement de Korris. Nous, les Archelans, n'avons pas eu cette chance. Je laisse à vous deux cet honneur immense parce que vous êtes les mieux placés.

— Pourquoi pas vous ? Vous êtes notre congénère aussi. Et vous la connaissez plus que nous.

— Je suis son fils. Je ne pourrai rester impartial.

Le limier s'apprêta à repartir, mais un doute parut l'envahir. Il se tourna à nouveau vers les deux jeunes Archelans.

— Je suis désolé...

Larmes Inhumaines [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant