Chapitre 5-7

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Les Archelans établirent leur camp comme ils l'avaient prévu et dormirent dans l'arbre qui leur paraissait le plus grand. Kaal eut la bonne idée de placer ses capteurs dans les branches autant que sur le sol. Leurs ennemis pouvaient tout tenter. Cela leur permit aussi de vérifier si les radars et spectromètres des vaisseaux korrisiens en orbite balayaient la zone.

Santhe préféra guetter en première. Cela lui évitait quelques cauchemars. Assise sur un rameau épais, elle observait les alentours tel un fauve des anciens temps ou les corbeaux qu'elle avait souvent remarqués apparaître après les grandes batailles.

Le calme restait une richesse. Elle sentait, pour la première fois depuis plusieurs semaines, son cœur ralentir pour battre à une vitesse biologique normale. Ses sens, augmentés par son expérience, lui permettaient de surveiller la nuit avec plus d'aise que tout autre, bien que ses voix revenaient de temps en temps. Derrière, elle ressentait les ronflements de Halekeis, l'odeur de fruits brûlés de leur dernier repas, la fraîcheur forestière... Il lui suffisait de se concentrer. De se détendre.

Elle n'y parvenait pas. Forcer le calme lui faisait visualiser des images d'horreur d'au fond d'elle. Elle se revit étrangler l'enfant d'un Hiérarque dissident, écarteler un général korrisien, écouter les hurlements de douleur de Renze lorsqu'elle l'a abandonné à son sort...

Renze... Celui-ci réapparaissait après tant de cycles et de mystères. Comment avait-il survécu jusqu'ici ? Elle ne savait pas. Pour elle, son empalement par Yadorr avait sonné sa fin. Et pourtant il revenait à elle ; spectre vengeur prêt à détruire tout ce qu'elle avait construit — non sans dégâts — afin de l'éliminer. Cet Archelan si jeune et naïf, parangon de vertu autoproclamé, tentait cela ? La Justice ? Il ne comprenait toujours pas. Depuis des lustres tout le monde se repaissait des chairs violées de la Justice en prétendant en être les héritiers.

Comme cet idiot de Halekeis, peut-être était-ce aussi de la rancune. Ce pauvre bougre avait souffert plus encore que les autres à cause d'elle. À lui seul elle avait donné confiance. Leur proximité indéniable lui rappelait presque de bons souvenirs. Mais elle l'avait laissé sur la pique. Écoutant sans agir d'abord ses supplications, puis ses malédictions enflammées sur des milliers de générations, parsemées d'insultes envers tous ceux qui ont osé fouler Archelaus.

Si jamais il souhaitait se venger, il en détenait les raisons. Cependant, l'Archicolonelle le connaissait bien. Son fort désir de justice ressortait déjà lorsqu'il obéissait à ses ordres. Sa propension à la moralité était certes juvénile, mais bien réelle.

Elle se surprit à s'imaginer un monde où elle ne l'aurait pas abandonné, comme tant d'autres avant lui. Peut-être ce brasier sur lequel elle avait versé tant d'essence en espérant qu'il s'éteigne, appelé la guerre, aurait disparu. La paix venue. Un tribut, probablement humiliant, aurait accablé la Hiérarchie, mais son espèce aurait survécu.

Mais pour combien de temps ? Le royaume de Korris s'enorgueillissait du génocide Vaal. Ils avaient brûlé la superbe Archelaus, rasé ses plus belles îles volantes, spolié son peuple, massacré ses enfants. Plus nombreux, plus ambitieux, plus en avance, les Humains les dépassaient. Cette vile engeance l'avait poussée à devenir l'Archicolonelle. Cette vile engeance avait causé la mort de tous ces gens qui salissaient encore ses mains.

Par colère, elle serra l'épaisse branche sur laquelle elle se tenait jusqu'à la briser. Elle sentit un craquement, puis un autre, et, impuissante, chuta du haut de l'arbre.

Elle blasphéma. Sa tête tournait. Ses idées flottaient dans sa conscience meurtrie. Idiote ! jura-t-elle à nouveau. Il avait suffi de peu pour perdre le contrôle. Elle se redressa, titubante, dans l'obscurité relative de la forêt. Elle leva le regard, entre les cimes et, plus haut, les archipels, la lumière de la nébuleuse de l'Arbre des Mondes perçait. Son oreille interne se remettait peu à peu. Sa blessure à la tête se régénéra en entier. Fatiguée, elle s'assit et souffla. Une gorgée de vipérine, puis elle rangea sa flasque et surveilla les alentours depuis sa bien basse position.

Durant un instant, elle donna un nouveau coup d'œil à son pistolet. Un seul geste suffisait. Tout s'éteindrait. Elle s'y refusa pourtant. Le moment viendrait en son temps.

Puis son désir s'intensifia. Ses actes lui revinrent en tête. Très vite, elle entendit le grondement désapprobateur d'une foule.

Elle se trouvait maintenant dans un bâtiment énorme, au style de Korris. Des milliers d'Humains hurlaient autour d'elle tandis que des nobles et juges la chargeaient de méfaits, vrais et faux. Accablée par ses monstres, elle tentait de les accuser à son tour. Invective, elle énonçait leurs crimes à tous ces Hommes, enfants, vieillards, femmes, hommes, pauvres, seigneurs : tous représentaient les causes et martyrs de leur future extinction et de la disparition apparemment passée de son peuple. Santhe, suprême représentante de son espèce, laissa sa rage exploser tous ses murs de calme et de froideur.

Tout semblait futile.

Elle se trouvait à présent sur ses genoux, la tête sur un billot. D'un regard elle aperçut l'ultime lame prête à séparer son corps de ses actes, et dans son reflet, elle vit les visages de ses myriades de victimes qui attendaient elles aussi la mort de la dernière Archelanne.

— Archicolonelle ! hurla une voix masculine.

Santhe rouvrit ses yeux. Halekeis se tenait devant elle, paniqué, criant son nom. Kaal se trouvait à sa droite. Elle tentait de dégager sa main, fermement serrée sur la crosse de son pistolet lourd, le canon sur la tempe.

— Lâchez votre arme ! rugissaient-ils ensemble.

L'Archicolonelle ne savait plus d'où provenait sa détermination à tirer, mais son doute l'emporta et elle laissa son pistolet tomber sur les feuilles à ses pieds. Elle resta là un instant, assise sur la terre humide à toiser le vide devant elle. Impuissante et dénervée, elle tentait de recouvrer ses idées tandis que ses compagnons essayaient de la secouer.

Elle revit ses troupes se faire fusiller, les civils massacrés sous ses yeux, les immenses vaisseaux s'écraser à l'horizon. Peut-être le nouveau peuple archelan ne connaîtrait plus cela. Peut-être subsisterait-il en paix sous sa domination. Peut-être sa poigne de fer éviterait à tous de revivre ce qu'elle avait observé, subi et commis.

Elle se releva, ressaisie, et affronta le regard de ses deux autres compagnons.

— Nous devons partir, fit-elle simplement, mais avec une fermeté retrouvée. Si nous tardons, notre espèce s'éteindra dans les camps.

Déterminée, elle se dirigea vers l'est en prenant son sac de vivres et son épée sur le chemin. Halekeis emboîta marche aussitôt et, peu après avoir récupéré ses affaires, Kaal les suivit.

Santhe crut un instant voir les silhouettes sinistres d'un Vaal et d'un Archelan les observer depuis les arbres, mais elle se convainquit qu'ils représentaient de nouveaux fruits fétides de son esprit torturé.

Larmes Inhumaines [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant