Chapitre 6-4

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Des pensées indistinctes saisissaient Santhe. Sa tête, comme immergée dans un océan de plomb, s'écrasait, mouvait, rampait. La fatigue se mêlait à une douleur profonde, floue, mais omniprésente. Puis, à nouveau, ce mot lui revint.

Ses yeux s'ouvrirent d'une étincelle de vigueur. Il faisait sombre. Ses mains et ses pieds se courbaient. Des chaînes la retenaient. Lentement, elle tira.

— Non, non, non, répétait la voix du cueilleur. Restez bien sage.

L'Archicolonelle fit de son mieux pour tourner sa nuque endolorie. La face d'Eagar se tordait de mépris.

— Vous êtes réveillée ? cracha-t-il. Le poison devait vous laisser ronfler encore plusieurs heures.

— J'ai le métabolisme rapide, réussit-elle à articuler avec un sourire.

Elle remarqua la vague lueur du reflet de sa lame de cueille, dans sa main gauche.

— Oui, Archicolonelle, je sais qui vous êtes. Je connais même votre réputation.

Santhe plissa les yeux. Eagar ne disait pas tout.

— Il vous arrive donc de voir le monde extérieur ?

La frustration couvrait son visage malhonnête tandis qu'il se tournait pour ne plus la regarder. L'Archicolonelle en profita pour observer la pièce du coin de l'œil. À ses côtés étaient enchaînés Halekeis et Kaal. Ils se trouvaient dans un sous-sol quelconque dont les murs se parsemaient de liens d'acier. Visiblement, Santhe et ses compagnons ne semblaient pas les premiers à croupir ici.

— Pourquoi devrais-je prendre la peine de vous répondre ? s'empourpra Eagar. Je suis sur le point de vous tuer. À quoi cela servirait-il ?

— Est-ce là la première fois que vous discutez avec vos victimes ? Croyez-moi, il y a un grand plaisir à jouer avec ses proies. S'enorgueillir face à elles est très enrichissant.

Eagar prit un instant à la regarder, vérifiant si ses liens étaient bien serrés, puis il se lâcha :

— J'ai peu de temps. Je dois vous égorger avant que les vieillards ne regroupent tout le monde à cause de vos palabres.

— Vous ne semblez pas apprécier ce que j'ai dit.

— Ne pas apprécier ? Vos mensonges éhontés ont poussé les trois idiots à vouloir partir ! Qu'allons-nous faire maintenant ?

— Trois idiots ? Pourquoi les laisser diriger le village s'ils sont si bêtes ?

— Santhe, vous n'avez pas compris ? Ils s'apparentent plus à des gérontes que des gérontocrates. Ils n'administrent rien du tout. C'est moi qui m'occupe du village.

— Pourquoi ne pas faire un semblant de coup d'État ? Ou juste les assassiner dans la nuit en accusant les pillards ?

Eagar perdit le contrôle de ses émotions. Santhe comprit qu'il ne parlait pas souvent avec autant de franchise.

— Parce que les autres pensent toujours que ce sont les vrais chefs. S'ils meurent, ils en éliront d'autres, plus stupides encore.

Il s'empourpra à nouveau. Cette fois, il se prépara à poignarder l'Archicolonelle.

— Pourquoi nous tuer ? s'exclama-t-elle, ce qui l'arrêta dans son geste.

— Parce que vous en savez trop.

Il reprit son élan, mais elle le coupa de nouveau :

— Nous pourrions simplement repartir. Après tout, nous ne devons pas perdre notre temps ici.

— Je ne manquerai pas de dire cela aux patriarches après avoir caché vos cadavres dans les bois, en pâture pour les animaux. Le risque est trop grand pour vous laisser batifoler comme ça.

— Pourquoi ?

— J'ai dû faire de même avec les autres étrangers, et ils en savaient bien moins que vous. Il faudrait qu'avec mes compagnons l'on garde mieux la forêt. Vous êtes la preuve encore vivante que certains passent avant que nous les éliminions.

— Vous ne cueillez donc pas que des fruits avec votre lame. Pourquoi faites-vous la même chose que les pillards que vous craignez tant ?

Eagar s'abandonna en un rire mauvais.

— Nous sommes les pillards, si l'on peut dire une telle chose. Ce sont moi et mes amis qui égorgeons les indésirables comme vous. Je nourris ces superstitions depuis le début de la guerre. Je fais croire aux tributs, mais nous profitons des richesses dans une cachette. J'annonce des menaces dans le vent. Et, pour vous citer, je cueille les mauvaises herbes pour ne pas qu'elles atteignent notre beau jardin.

— Pour quelle raison pouvez-vous perpétuer cela ?

— Vous le savez déjà, Archicolonelle. Nous sommes les gardiens de ce village. Nous sommes les vrais maîtres. Nous ferions tout notre possible pour les nôtres, y compris en tuer certains pour sauver les autres. Pourtant vos mensonges les ont détournés. Il nous sera à présent très difficile de les convaincre de rester à l'abri à Anil.

— Vous êtes le dernier des imbéciles, Eagar Fanceth. Je ne mentais pas. Les Humains vont débarquer ici.

Il redressa sa lame pour la placer sous la gorge de Santhe.

— N'essayez pas de m'embobiner moi aussi. Je vous ai dit que je vous connaissais. Vous êtes la terrible Archicolonelle Santhe, la maîtresse des mensonges. Plus encore que moi.

— J'étais absolument sérieuse. Même si vous utilisez ce couteau à beurre, si vous savez le faire, vous verrez bien assez tôt que je dis vrai.

Il hésita un instant, puis il se détendit, sans pour autant retirer sa lame.

— Et vous allez me faire croire que votre « quête » n'est pas non plus un bobard ?

— Pensiez-vous réellement une telle chose ? Pauvre fou ! Bien sûr que ma mission est véritable. Le sort de notre espèce est entre mes mains, et maintenant les vôtres. Tuez-moi, alors le peuple archelan s'éteindra.

Le cueilleur retira sa lame, non sans une résistance interne. Mais après avoir réfléchi à nouveau, un horrible rictus traversa son visage. Il planta son couteau dans le poignet de l'Archicolonelle en affichant une haine terrible.

— Vous tentez encore de me tromper ! Ce fut la dernière fois.

Santhe maîtrisa sa douleur. Elle ferma ses paupières. De pires tortures lui revenaient. Elle accueillait sa grande amie la Mort avec résignation.

Mais ce n'était pas le bon jour.

Larmes Inhumaines [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant