XXXVI - Déjà-vu - Partie 1

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22 août 1875 — Près de l'Archipel Oublié

Tard dans la soirée, le petit vaisseau qu'utilisaient Solèna et Lunera poursuivait sa route vers l'Archipel Oublié, au nord de Terhera.

— D'ordinaire, les aéronefs et bateaux évitent de passer par ici, commenta l'ancienne ministre. Des phénomènes étranges régissent les lieux et tous les malheureux navires qui osent s'y aventurer échouent.

Lunera frissonna en imaginant les abysses océaniques peuplées de cadavres noyés et d'épaves rouillées.

— Pourtant, nous avons tenu, répondit-elle.

— Votre magie doit y être pour quelque chose... Le vaisseau n'a jamais été aussi maniable... Voyons-y là une promesse de succès...

En voyant Solèna mal assurée, Lunera déglutit. Cette fois, si proche du but, elle ne pouvait taire le frisson d'angoisse qui la saisissait. La jeune femme s'appuya sur le tableau de bord et pencha sa tête. À travers le vaste hublot d'où le commandant pouvait apprécier le chemin céleste emprunté, elle vit les colonnes lumineuses qu'avaient rejeté les Sanctuaires poursuivre leur trajectoire, toujours au nord.

— Solèna ! s'écria soudain Lunera. Regardez !

Au loin, sous la lumière blafarde de la lune, un nouvel éclat se détachait de ceux déversés par les Sanctuaires. Cerclé par les pans de terre insulaires, un immense maëlstrom d'énergie fusait depuis l'Archipel et montait aussi haut que pouvait porter le regard. Des lueurs par milliers, semblables à des feux follets, flottaient dans le courant cyclonique et grimpaient vers le néant. Les deux femmes regardaient le phénomène magique, bouche bée.

— L'Âme de la Planète... murmura Solèna.

Soudain, les alarmes du navire se mirent à hurler. Inquiète, Lunera se leva, craignant quelque catastrophe.

— Qu'est-ce qui se passe ? balbutia-t-elle.

Ne savant où donner de la tête tant toutes les alarmes sonnaient de tous les côtés, Solèna ne répondit pas tout de suite, sautant d'un endroit à un autre sur le tableau de bord pour comprendre l'origine du problème.

— Le vaisseau est aspiré ! cria-t-elle.

Comme pour pour prouver ses dires, elles sentirent une vive traction qui attira l'aéronef vers le vortex suprême. De près, il était encore plus impressionnant.

— Je mets les moteurs à pleine puissance pour contrer cette force ! cria Solèna pour couvrir le vacarme des sonnettes.

Elle tira le levier d'accélération à pleine vitesse et le navire fila à une folle allure droit devant. Avec adresse, Solèna réajusta la vitesse, fit virer le navire sur le côté et la pression se stabilisa, faisant taire ces damnées alarmes. Tétanisée tout le long, Lunera s'autorisa un soupir de soulagement.

— Que ferais-je sans vous... murmura-t-elle.

— Je ne vous le fais pas dire, railla l'ancienne ministre.

Elles s'échangèrent un sourire puis Lunera proposa de gagner le pont, pour apprécier encore mieux le cyclone magique. Solèna tapota sur différentes touches, modifia plusieurs commandes avant de suivre l'ancienne reine jusqu'au pont du navire.

Plus proches que jamais du typhon, elles pouvaient apprécier chacune des lueurs de ce manteau d'énergie iridescent. Lunera tendit sa main, il n'y avait qu'un mince écart qui la séparait du vortex.

— Allons-y, encouragea Solèna. Le vaisseau atterrira seul sur cette île en contrebas. Nous devrions le retrouver en sortant.

Lunera hocha la tête. Tout à coup, elle se ravisa.

— Attendez !

— Que-

Mais Solèna ne put finir sa phrase ; Lunera venait d'invoquer sa Lame Jahanama.

— Jahanama jouera son dernier acte, dit-elle. Je tenais à vous le dire avant qu'on y aille. Elle m'a accompagnée depuis mes débuts, dans ces taudis à Ganymède... Je lui dois bien ça !

Sa mine se fit sombre.

— Une fois terminé, par contre, je la jetterai. Je romprai définitivement avec le passé.

L'ancienne ministre acquiesça, comprenant les sentiments de la jeune femme. D'un commun accord, elles se lancèrent ensuite. Elles tendirent leurs doigts et entrèrent en contact avec le portail. Saisies d'une impulsion céleste, Lunera et Solèna se mirent à flotter, attirées par le maëlstrom. Elles ondoyèrent d'abord lentement, maîtrisant toujours leur mouvement. Elles se déplacèrent librement, sans contrainte, sans pesanteur, au milieu des étincelles qui les entouraient, comme si elles nageaient dans un lac à l'eau impalpable. De manière à peine perceptible le flux les entraînaient, vers l'infini, vers une intense lumière rouge. Là-bas, se doutaient-elles, se trouvaient leur ultime destination ; alors elles se laissèrent emporter, dans l'expectative.

Leur vue se brouilla tandis qu'elles étaient propulsées de plus en plus vite. Un méli-mélo irisé les enveloppa et elles perdirent alors toute notion du temps, des distances, de leur réalité corporelle même. Elles n'étaient plus rien d'autres que des points d'observation dépourvus de chair et ce qui les entourait paraissait tout aussi abstrait. Semblables à des rayons lumineux en accéléré, des filaments de couleur les entourèrent de toutes parts, accompagnés de sons vifs et rapides. C'était comme si la lumière elle-même, dans sa vitesse absolue, produisait un bruit caractéristique. Des sensations inédites, des impressions formidables, le chemin vers l'Âme de la Planète était d'une majesté sans précédent.

Finalement leur vue se stabilisa, la réalité devient davantage tangible autour d'elles. Un rouge pourpre des plus purs les entoura, plus franc que le carmin de la Lame Jahanama. Des amas cotonneux de couleur amarante les entourèrent et alors, coup d'éclat, l'Âme de la Planète s'offrit à Lunera et à sa fidèle comparse.

Terreur Lunaire - Livre 2 - Geôle CristallinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant