Je prends la décision de ne pas répondre à son dernier message, ni à l'heure tardive où nous nous trouvons, ni le lendemain matin, même si je ne peux m'empêcher d'être soulagée à sa lecture. Il est passé de « je crois que je t'aime », à « c'est vrai que j'ai un gros faible pour toi », pour finir par « je te jure que je le pensais ». Je suis ravie, mais sa réaction première m'interroge tout de même.
La journée de mercredi me paraît interminable car je la passe à lutter contre l'envie d'envoyer un texto à Icare. Je finis par aller voir Théo pour ne pas craquer et nous passons la soirée ensemble. Il est tout excité à l'idée de sortir le lendemain avec ses voisins et de retrouver Théophane, et me propose de les accompagner pour me changer les idées.
— Tu sais que je ne bois pas, franchement je ne vais pas être dans le même délire que vous, je vais m'ennuyer. Je préfère rester chez moi, surtout que ça sera plus simple pour toi, plutôt que de m'avoir juste à côté, si tu veux aller plus loin avec Théophane.
— Même si j'aimerais bien qu'il se passe un truc avec lui, tu restes ma priorité, Aux. Je ne vais pas te laisser toute seule à broyer du noir pendant que je pars m'amuser.
— Je ne broie pas de noir. Je me pose des questions, c'est tout. C'est mon état normal, ça, je m'en pose toujours cinquante à la fois, tu sais bien !
Il me sourit.
— C'est vrai.
Nous papotons de tout et de rien et je remercie intérieurement Théo qui ne remet pas le sujet Icare sur la table. Avant que la nuit ne tombe, je rentre à pied chez moi, me mets au lit devant la télévision et essaie de me concentrer sur ce qui est diffusé. Sans succès. Mes pensées retournent inlassablement vers la même personne.
J'abandonne le téléfilm et allume mon lecteur CD. Je lance Far, programme l'arrêt automatique dans une heure et m'endors avec, comme le fait Icare, d'après ce qu'il m'a dit.
Je n'entends pas mon portable vibrer sur l'étagère de la cuisine à deux heures trente-six, ni à deux heures cinquante-sept.
Le lendemain, j'effectue mon désormais nouveau premier geste du matin, vérifier sur l'écran de mon téléphone si j'ai reçu un message. J'y vois les deux appels manqués, tous les deux d'Icare. Qu'a-t-il bien pu avoir à me dire en pleine nuit qui ait nécessité deux appels à vingt minutes d'intervalle ? Et pourquoi ne pas avoir envoyé un texto comme il l'a fait les fois précédentes ?
Je compose le numéro de la messagerie vocale et commence à faire les cent pas dans mon appartement le téléphone collé à l'oreille.
« Ouais salut c'est... c'est Icare. En fait je te téléphone pour euh... t'expliquer le truc parce que déjà j'ai du mal à... à comprendre mes sentiments et... donc j'ai encore plus de mal en fait à les expliquer, donc j'arriverai jamais à m'en sortir par SMS quoi !
Donc euh... en fait, en rentrant, euh... lundi soir... euh... ouais donc je te l'ai dit j'ai euh... j'ai fumé et en même temps j'ai pensé à un copain d'enfance que j'avais vu l'après-midi et qui m'a appris que sa... que sa copine était morte en fait et... j'ai... j'ai commencé à penser que... en fait que la vie était trop courte, qu'on... qu'on pouvait crever n'importe quand et... surtout qu'en... pfff... qu'en plus, les... les trois dernières semaines, là, on m'a... on m'a appris la... la mort de... enfin, il y a Archi qui m'a dit qu'une copine était morte en fait dans un accident de voiture, j'ai un pote de fac qui a... qui est mort... enfin... pfff... Je dis n'importe quoi putain, j'ai un pote de fac qui a son père qui est mort... Non, il est pas mort... il est resté trois jours dans le coma après une... un accident de moto. J'ai une... j'ai une copine que j'avais rencontrée cet été qui est morte dans un accident de voiture aussi, j'ai appris ça il y a trois semaines, et je me suis dit en fait en rentrant que... en fait que... pfff... Je me suis dit que la vie était trop courte quoi, et qu'il fallait... pfff... [blanc...].
En fait je suis arrivé chez moi et j'ai pensé à toi et dans l'optique en fait que la vie était trop courte et... C'est con à dire mais depuis quelques temps je... je suis obnubilé par... par ça, en fait et... et donc voilà, je suis... je suis... [blanc...].
C'est con mais les gens en fait n'osent pas dire qu'ils... qu'ils s'aiment et... Moi, par exemple, en fait... j'ai... [blanc...].
Par exemple mes parents quand je les... jamais je leur dirai, pourtant, je les adore tu vois, mais jamais je leur dirai que je les aime... Je sais pas pourquoi en fait mais... je sais pas... Parce que j'ai honte ou je sais pas... donc... et... En fait, je suis arrivé et... Donc voilà, je suis rentré chez moi, je pensais à toi, je me suis dit que je t'adorais, que je t'aimais même en fait ! Je t'aimais, donc j'ai voulu te le dire, il fallait que je te le dise ! Ouais [rires], en fait j'étais dans le truc, je me suis dit faut que... faut que...
Ouais en fait là on me dit que le message est trop long donc je pense que je t'appellerai demain matin pour t'expliquer le truc... Mais je crois qu'il y a eu un méga quiproquo, parce... parce qu'en fait franchement, je t'aime vraiment quoi... Je... je... [blanc...].
Je t'expliquerai ça demain mais en fait... c'est... c'est... Je te... je te rappelle demain matin, je t'expliquerai ça de... [blanc...].
Mais je voulais vraiment pas te froisser en fait... parce que franchement... pfff... [blanc...].
Je suis... je suis... faut que j'arrête tout, là, je suis trop con. »
Je me suis arrêté d'arpenter mon appartement sans m'en rendre compte et suis comme pétrifiée. Il n'est pas du tout dans son état normal, je ne l'ai jamais entendu avec cette voix si hésitante. Il dit des choses merveilleuses mais mon attention est focalisée sur son incapacité à s'exprimer clairement. Si c'est l'effet que lui provoque la substance qu'il fume, je ne vois pas où il y trouve du plaisir. Le Icare qui me charmait tant semble avoir bien changé sans que je ne m'en rende compte. Deux années à la faculté l'ont complètement transformé.
Je m'assois sur mon lit encore défait et reste plusieurs dizaines de minutes sans bouger, le regard perdu au sol. J'hésite entre réécouter son message, découvrir le second, ou tout effacer immédiatement.
Je prends finalement une profonde inspiration et lance le deuxième message.
« Ouais Aux, en fait euh... je suis pas en état de te soutenir le truc, mais je t'appelle demain mais euh... en fait si j'ai le courage je te rappelle demain. Parce qu'en fait... je suis assez timide quoi... et... donc je te... je t'expliquerai tout ça mais... Faut pas m'en vouloir, mais [rires], je te jure je... je t'aime plus que tout quoi ! Vraiment... vraiment. Voilà. Je te rappelle demain... style onze heures quoi, quand je... je serai en état de... parler... correctement. Voilà... allez... je te rappelle. »
L'entendre ainsi me dire qu'il m'aime devrait me réjouir, mais je suis incapable de me détacher de sa voix shootée, qui ne sait pas tenir une conversation. Je suis complètement perdue lorsque je repose mon téléphone. Pourquoi avoir appelé si tard, si ce n'est pour être sûr que je ne décroche pas ? Et pourquoi avoir laissé un laps de temps de vingt minutes entre ses deux appels ? Était-il avec quelqu'un qui lui a conseillé de me rappeler après l'avoir entendu bafouiller son premier message ? Peut-être finalement qu'Icare est actuellement aussi perdu que je le suis.
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Je croi(s) qu'en fait je t'aime...
RomanceAuxane et Icare se rencontrent en 1996 alors qu'ils sont encore jeunes. Rapidement, ils se tournent autour et tous les prétextes sont bons pour multiplier les contacts, jusqu'à ne plus pouvoir se passer l'un de l'autre. Mais les années passent sans...