Je croi(s) qu'en fait je t'aime...

26. Chasse gardée

Le lendemain marquant le jour officiel de la rentrée, il n'y a plus seulement les élèves de seconde présents au lycée, mais la totalité des classes, toutes sections et filières confondues. Théo et moi sommes un peu perdus au milieu de la masse et vraiment déçus à l'idée de ne pas être ensemble, d'autant plus que ni lui ni moi ne connaissons qui que ce soit dans notre classe.

Alors que nous sommes sur le point de nous séparer, nous nous retournons en entendant une voix connue qui crie quasiment, à travers la foule :

— Mais c'est ma chérie que voilà !! Enfin, la mienne... Celle d'Icare plutôt !

Archibald, mon compagnon de jeu lors de la partie de Trivial Pursuit, se dirige droit sur nous, les bras ouverts. Tous les élèves proches nous regardent un instant, mais retournent heureusement à leurs conversations rapidement. J'espère au fond de moi que son petit commentaire ne va pas faire le tour du lycée dès le premier jour, car je déteste être le centre de l'attention. Il serre la main de Théo et me fait la bise en me prenant dans ses bras comme si nous étions amis de longue date. Je suis gênée par tant d'effusions et me desserre de son étreinte aussi vite que possible.

— Alors, ça y est, vous voilà dans la cour des grands ?! Vous êtes dans la même classe ?

— Non, lui répond Théo avec une moue de désapprobation.

— Bah c'est pas grave, vous vous retrouverez le midi au self ! Quand on est rentrés en seconde avec les potes, Hippo s'est retrouvé dans une autre classe, mais ça nous a pas empêchés de nous voir.

Théo me regarde et me fait un clin d'œil discret. Je comprends qu'il va poser une question qui concerne Icare.

— C'est sûr. Et cette année, Célian, Icare et toi êtes toujours dans la même classe ?

— Ouais mon gars ! D'ailleurs je les cherche, et si Icare voit que je te parle Auxane, je vais encore avoir droit à tout un interrogatoire, alors je m'arrache, à plus tard !

Je rougis et Théo me sourit.

— On n'a pas le temps de débriefer Aux, garde tes questions pour tout à l'heure, faut qu'on aille en cours. Ça ne le ferait pas d'arriver en retard le premier jour !

Il m'embrasse sur la joue et nous partons chacun de notre côté vers deux bâtiments différents, la sonnerie ayant déjà retentit. Pendant que je me dirige d'un pas rapide vers ma salle de cours, les questions se bousculent dans ma tête. Icare lui a-t-il si souvent parlé de moi qu'Archibald l'a sous-entendu ? Et dans ce cas que lui racontait-il ? Et le fait-il toujours ? Nous ne nous sommes vus qu'une fois cette année, il a été très distant, et nous avons arrêté de communiquer, alors pourquoi Icare continuerait-il de parler de moi avec son copain ? Et quand il dit qu'Icare risque de l'interroger s'il le voit discuter avec moi, que veut-il dire par là ? Qu'Icare serait jaloux ? Mais jaloux de quoi ? Ma machine à questions s'interrompt quand je passe la porte de la classe. Je m'assois seule à un bureau au fond de la salle. Tous mes camarades semblent déjà connaître quelqu'un. Je sens que cette année loin de Théo va être longue.

Durant la matinée, je me surprends à observer Adréane sans le vouloir. Elle se met systématiquement à côté de la même personne quand nous changeons de cours et passe son temps à discuter et rire avec elle, elles doivent se connaître depuis longtemps. Il ne sera pas facile de m'en faire une amie. Mais, après tout, pourquoi deviendrais-je amie avec elle ? Pour obtenir des informations sur son frère ? Ce n'est pas une bonne idée...

A midi, je suis ravie de retrouver Théo à l'endroit que nous avions fixé. Il m'accueille avec un large sourire.

— Alors, ça s'est bien passé ?

— Ben, ça s'est passé... On n'a pas fait grand chose. Et toi ?

— Pareil, mais ça va être bizarre une année sans toi, Aux.

Je fais ressortir ma lèvre inférieure en faisant mine de pleurer.

— Attends ! J'ai une super nouvelle. Apparemment on va se retrouver pour l'allemand. Notre prof principal nous a expliqué ce matin qu'il y avait peu d'élèves avec l'allemand comme langue un en seconde, donc que nous serons tous regroupés.

Je suis tellement contente que je le serre dans mes bras. Puis nous nous dirigeons vers le self, et je scrute inconsciemment la horde de lycéens entassés attendant impatiemment de pouvoir entrer pour manger, à la recherche d'une tête qui dépasserait. Mais pas d'Icare à l'horizon. Théo, qui a compris mon petit manège, me soumet une idée.

— Tu sais, j'ai pensé à quelque chose. Puisqu'on ne comprend plus rien à son attitude, peut-être que tu pourrais tester Icare sans en avoir l'air ? Je m'explique : si tu le croises et qu'il vient vers toi, c'est bon signe. S'il t'ignore en revanche...

Il ne finit pas sa phrase mais ajoute :

— Par contre, si c'est toi qui prends les devants et te précipites sur lui dès que tu le vois, on ne pourra pas savoir quelles étaient ses intentions.

— Pas bête... Mais le lycée est immense, c'est même pas dit qu'on se croise...

— On verra bien, en attendant, à table !

Nous n'avons pas à attendre bien longtemps pour tester le stratagème de Théo. En sortant du self, nous tombons nez à nez avec Hippolyte, Archibald, Célian et Icare. Hippolyte et Archibald sont face à nous, en train de discuter avec Célian et Icare, tous les deux de dos. Comme à son habitude, Archibald fait entendre sa voix :

— Ah ben décidément, on se quitte plus !

Célian et Icare se retournent aussitôt pour voir à qui s'adresse Archibald, et le visage d'Icare se fend d'un large sourire, sincère, qui gagne son regard. J'avais oublié combien il avait du charme, et ses yeux... sont tout simplement à tomber ! Il se dirige immédiatement vers moi et me fait la bise en posant sa main sur le haut de mon bras. Je sens un frisson me parcourir le corps. Et se tournant brusquement vers Archibald comme s'il comprenait seulement maintenant ce que ce dernier vient de dire, il l'interroge :

— Comment ça, vous ne vous quittez plus ?

— T'excite pas, je sais que c'est chasse gardée, on s'est juste croisés ce matin !

Puis il serre la main de Théo sans même le regarder, et revenant vers moi, il demande :

— Tu vas bien ? Ça fait un bail !

— Ça va oui, et toi ?

— Ben nickel.

Il se penche et place sa main devant sa bouche pour me chuchoter à l'oreille :

— N'hésite pas à envoyer chier Archi, il est souvent très lourd !

Je lui souris en secouant la tête et il s'écarte, nous désignant de la main Théo et moi.

— Vous êtes dans la même classe ?

Archibald intervient :

— Putain mais demande-moi mec, je leur ai déjà posé la question ce matin !

Icare lui jette un regard noir. Je crève d'envie de lui demander pourquoi il est tout à coup si agréable et souriant alors que depuis plusieurs mois nous avons cessé tout contact. Sa vague explication concernant un « malaise » entre nous ne m'a pas franchement éclairée, et j'aimerais que l'attitude qu'il a actuellement marque un nouveau départ.

Lorsque la sonnerie retentit et que nous nous séparons tous, je réentends dans ma tête les paroles d'Archibald « je sais que c'est chasse gardée », et je ne peux m'empêcher de me rappeler, le sourire aux lèvres, qu'Icare ne l'a pas contredit.