46. Salle obscure

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Le vendredi suivant, en plein milieu d'après-midi, mon téléphone sonne. Je bondis et vois le nom d'Icare s'afficher sur l'écran. Mon cœur accélère avant même de lire son message.

> Ciné ?

J'attends un quart d'heure avant de lui répondre, pour qu'il pense que je suis occupée. Et je choisis l'ironie.

> Ma

> Bien vu ! Mais ça répond pas à ma question...

> Une question ?! Je ne l'ai pas comprise, faut être plus clair...

> Mademoiselle Auxane, auriez-vous l'obligeance de me faire l'honneur de m'accompagner au cinéma ce soir ou demain soir ?

> Ah ! Là je comprends mieux ! A votre convenance Monsieur Icare.

> Ce soir dans ce cas.

> OK, on se retrouve où ?

> Devant le ciné proche du campus à 20h30 ?

> Ça marche, à tout' !

Je pars à la douche quasiment en courant après avoir posé mon téléphone, et malgré les quatre heures qui me séparent du rendez-vous, le temps de me décider sur mes vêtements, d'en changer trois fois et de me préparer, j'arrive avec cinq minutes de retard devant le cinéma. Icare est déjà là, appuyé à une barrière, à proximité de l'entrée. Lorsqu'il m'aperçoit, son visage s'éclaire, totalement irrésistible, et il se dirige vers moi. Je remarque immédiatement un changement sur son visage et marque un arrêt. Entre ses deux yeux se trouve désormais un bridge.

— Tu t'es fait piercer ?!

— Ouais ça faisait un moment que j'en voulais un.

Je le taquine.

— Pour faire comme ton copain Eustache ? Tu vas te laisser pousser les cheveux aussi ?

— Si j'en avais la patience ouais, j'aimerais bien me faire faire des dreads.

— Pour te transformer en parfait petit métalleux, avec toute la panoplie stéréotypée qui va avec ?

Il ne me répond pas, se contente de sourire légèrement, et nous nous faisons enfin la bise. Je ne peux m'empêcher de respirer son odeur lorsqu'il se penche à ma hauteur. Il mime une révérence théâtrale pour m'inviter à entrer la première en me tenant la porte.

— Tu noteras que je suis galant !

— Ah ben désolée de te contredire mais dans un lieu public c'est l'homme qui entre en premier justement !

Il s'arrête net, l'air soudain sérieux.

— T'es sûre de ça ?

— Certaine !

— Merde j'ai tout faux, alors ! Ça commence bien, moi qui pensais marquer des points...

Il se passe la main dans les cheveux puis me sourit franchement. Je tente de le rassurer.

— Toutes les filles ne font pas attention à ce genre de trucs.

— Mais toutes les filles aiment les mecs galants !

— Pas forcément.

— Tu veux me faire croire que c'est pas ton cas ?

— J'aime qu'on soit attentionné. Mais pour moi la galanterie c'est juste un concept inventé par les mecs pour mater le cul des filles en les laissant soi-disant passer devant.

Il rit aux éclats.

— Ah ouais carrément ?! Tu me fais trop rire ! J'avais jamais vu ça sous cet angle ! Si je comprends bien faut que je fasse gaffe à tous mes faits et gestes ?

— Plutôt, oui !

Nous nous sourions, et son regard bleu me transperce.

Lorsque nous arrivons au guichet, la dame qui tient la caisse nous demande pour quel film nous souhaitons des places. Nous échangeons un regard interrogatif. Icare me tire par le bras pour nous écarter de la file et invite les personnes derrière nous à prendre notre place le temps que nous nous décidions. Ce simple contact m'électrise.

Le film m'importe peu, je lui propose donc de choisir. De retour devant la caisse, Icare me surprend en demandant deux entrées pour Ocean's eleven, ajoutant que faute d'être accompagnée d'un beau garçon, je pourrai au moins me rincer l'œil sur Brad Pitt.

— T'es sérieux ?

Il rougit.

— Ben oui pourquoi ?

Je lui souris.

— Pfff... Tout ça pour que je te dise "Mais non, t'es très beau !", manœuvre ridicule !

Il rit carrément.

— J'avoue ! Je suis découvert !

— Et soit dit en passant, je trouve Brad Pitt moche. Je n'aime pas les blonds.

— C'est bon pour moi ça, alors ?

Nous nous sourions à nouveau mais je ne saisis pas la perche qu'il me tend.

Lorsque nous arrivons dans la salle déjà plongée dans l'obscurité, les publicités sont en train d'être diffusées ; nous nous installons dans les premiers rangs, aux rares places restées libres.

Icare me chuchote :

— Dès que ça va commencer, on va me jeter des pierres parce que je vais cacher les rangs de derrière.

— La salle est suffisamment en pente pour que tu les gênes au minimum, si ça ne leur va pas, ils n'auront qu'à se décaler, ou nous laisser leur place !

Il hésite un instant, puis ajoute, fier de lui :

— Ou alors je pourrais me pencher contre toi et appuyer ma tête sur ton épaule ?

Feignant ne pas comprendre où il veut en venir, je lui réponds en souriant :

— Tu prendrais le risque de repartir de la soirée avec un torticolis...

La salle est plongée dans le noir à ce moment-là, signe du lancement du film. J'essaie de masquer ma nervosité et je sens Icare plus euphorique que stressé. Je ne peux m'empêcher de me demander s'il a fumé pour se donner du courage. Mais je veux éviter à tout prix de réfléchir pour profiter pleinement de notre soirée, en me laissant porter par les événements.

Pendant toute la durée du film, Icare semble absorbé par le scénario. Nous n'échangeons ni une parole, ni un regard. C'est alors que peu avant la fin, il me surprend en posant sa main sur la mienne, laissée plus ou moins volontairement sur l'accoudoir qui nous sépare. Par réflexe incompréhensible, je la retire, et regrette immédiatement mon geste. Je garde la tête rivée sur l'écran et vois dans le coin de l'œil qu'Icare est dans la même position que moi. Nous avons tous les deux perdu notre sourire. Je suis en panique complète sous mon air d'apparence calme. Comment va-t-il réagir ? Que va-t-il dire ou faire ? Que dois-je moi-même dire ou faire pour rattraper ma réaction puérile ? Et pourquoi avoir réagi de la sorte ? J'ai envie de me précipiter hors de la salle en courant tellement je suis confuse, mais mes jambes refusent de me porter.

Sans que je m'en aperçoive, le film s'est terminé et la salle s'est rallumée. Icare n'a pas bougé et fixe toujours l'écran d'un regard vide. Je voudrais lui dire que je suis désolée, lui prendre la main à mon tour et lui donner une explication rationnelle pour que nous oubliions le dernier quart d'heure qui vient de s'écouler. Au lieu de quoi je me lève, m'excuse et m'enfuis à toutes jambes.

Je croi(s) qu'en fait je t'aime...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant