« Chapitre 17 : Londres »

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   Je ne suis pas rentrée trop tard ce soir, mais me suis quand-même réveillée à presque midi le matin suivant. Pareil pour les jours d'après, aussi.

   En fin de mois de décembre, j'ai pris ma petite voiture et suis allée rouler jusqu'à chez mes parents à Londres. Birmingham-Londres, c'est presque trois heures de trajet, mais le prix de l'essence est moins cher que celui des billets de train.

   Cela me fait bizarre de retourner «à la maison». J'ai eu un peu l'impression d'être une invitée qui sait juste particulièrement bien où sont rangés les fourchettes et lequel des placards de la cuisine est celui qui contient les épices.

- Alors comme ça, tu travailles pour les Shelby, maintenant? me demande ma mère pendant que je suis en train de batailler avec une boite de conserve d'haricots qui ne tient absolument pas à être ouverte. Tu les vois, parfois? 

- Parfois, je réponds en attrapant un torchon pour essayer de caler la boîte avec. 

- Les mêmes qu'à la télé? Comment ils sont, en vrai?

- Je m'attendais à pire. (Finalement, la boîte de haricots coopère.) Je les mets directement dans la casserole?

- Oui, vas-y. Tu t'attendais à pire?

- Oui, je sais pas. Mais en fait, ils sont plutôt gentils avec leurs employés. Tu sais, avec la soirée qu'ils avaient organisée à Noël et tout...

- Si ton arrière-grand-mère t'entendait dire ça...

- T'inquiète, c'était plus une fête pour célébrer la nourriture et le capitalisme que la naissance de Jésus. 

- Aha. La nourriture était bonne, au moins? 

- T'imagines même pas. Par contre, le champagne...

- Depuis quand tu aimes le champagne, toi? 

   Tout en ouvrant le four, elle hausse un sourcil, se doutant de la réponse.

- Et bien, il est vrai que d'un point de vue théorique, je n'ai jamais manifesté un attrait particulier pour le champagne, mais...

- Donc tu vas chez des gens riches pour te plaindre de leur champagne alors que tu sais très bien que tu n'aimes rien avec des bulles? Je retire ce que j'a dit, ton arrière-grand-mère serait fière de toi. Elle était comme ça, tu sais. Un peu anticapitalisme avant l'heure - ça se dit comme ça, anticapitaliste? Je crois que j'ai entendu ça à la radio, l'autre jour. Tiens, pose-ça sur le rebord de la fenêtre pour que ça refroidisse.

   Je prends le plat en céramique blanche qu'elle me tend et m'exécute. Alors que j'ai le dos tourné, j'entends mon père entrer dans la cuisine. Quelques minutes plus tôt, il était sorti pour répondre à un appel urgent.

- C'était Dennis, il avait oublié où se rangeaient les clefs de secours de la BMW. Il a perdu l'original, encore une fois. Je lui ai fait croire que Solomons allait le tuer pour de bon, cette fois. Alors, Linn, on en était où? Ah oui, je disais monsieur Solomons me demande parfois dans la voiture comment tu vas. Tu sais, j'aimerais pouvoir lui répondre un jour autre chose que «ça doit faire quoi, une semaine que Rivka et moi, on a pas eu de nouvelles d'elle mais bon, pas de nouvelles égal bonnes nouvelles, pas vrai, monsieur?» et là, il commence généralement à raconter quelque chose par rapport à ses ancêtres morts à la guerre, ce genre de choses.

- D'accord, d'accord. Je vous enverrai à tous les deux un emoji pouce vers le haut chaque jour, comme ça tu pourras lui dire que je vais comme ça (je lève le pouce au ciel) et ensuite faire rire monsieur Solomons en lui disant que c'est littéralement ce que j'ai dit, d'accord? 

- Ou tu pourrais juste nous envoyer à nous, tes vieux parents, un message nous racontant ce que tu as fait la journée, intervient ma mère sur un ton faussement désespéré. Ce que tu avais comme cours, comment s'est passé le travail, si tu es sortie avec une amie...

- D'accord, j'ai compris le message. Mais vous allez le regretter vite fait, quand je vais commencer à vous parler des promos de la semaine de la supérette du coin. Mais en parlant de supérette, je vous ai déjà parlé de mon exposé sur les supermarchés Tesco? Un sujet passionnant, vraiment.

* * *

   Ils ont vraiment trouvé ça passionnant, à un tel point que j'ai passé la moitié du repas à leur raconter tout ça. Au début, j'ai juste commencé à réciter mon exposé pour plaisanter, puis j'ai vu qu'ils s'intéressaient vraiment à ce que j'étais en train de raconter. Par contre, je ne saurais pas dire si c'était vraiment le sujet qui leur plaisait ou s'ils étaient simplement ébahis de voir que leur petite fille avait réussi à apprendre tellement d'informations non pertinentes sur l'histoire d'une chaîne de supermarchés. 

   Une fois ma présentation terminée, je leur ai demandé comment ça se passait au travail, dans le but de savoir s'ils avaient eu vent d'une quelconque affaire de... d'espionnage? De rivalités entre la famille Shelby et la famille Solomons? Mais c'est dur de poser des questions pour mener la conversation dans cette direction sans que cela ne soit pas trop suspect - «Et sinon, est-ce que Solomon Industries est connue pour avoir espionné Shelby Company Limited par le passé?» ne me semble pas être la meilleure des façons d'amener la chose.

   Le seul commentaire pertinent que j'ai réussi à placer a été un «Ah mais tiens c'est marrant, du coup on travaille pour des compagnies qui sont un peu rivales, non?» qui a été simplement acueilli d'un «tant que ça ne t'empêche pas de nous rendre visite» de ma mère qui a ensuite mis fin à la conversation en demandant qui voulait encore du gratin. 

   Bon, ce n'est pas ici que j'en apprendrai plus.

   J'aurais pu leur parler de la situation de façon plus explicite, leur raconter comment Polly Shelby a fait débarquer la police chez moi, mais je crois que dans ce cas, ils ne m'auraient plus jamais laissé repartir à Birmingham de toute ma vie. Et puis, l'affaire est bouclée de toute façon, non? 

   Je n'en sais rien, en vrai. Mais je pense que c'est bon, que tout le monde a compris que je n'étais pas là pour espionner les Shelby au compte des Solomons. Je l'espère, en tout cas.

   A moins que lors de la soirée, Michael Gray et Ada Shelby ne se soient qu'uniquement montrés amicaux à mon égard pour que justement je pense ne plus être sous le feu des projecteurs et que je baisse ma garde pour qu'ils puissent enfin prouver mon statut d'espionne? Ou bien... peut-être que dans le business, «cuvée» est un mot code et que monsieur Gray a insisté là-dessus pour voir si je connaissais ce repère? C'est peut-être un avertissement, «c'est une cuvée» signifiant l'équivalent de «on sait qui vous êtes, on vous laisse 72 heures pour quitter le pays et changer d'identité avant que nous nous chargions de faire disparaitre votre cadavre dans de mystérieuses circonstances»

- Le gratin n'est pas bon, Linn? demande ma mère en me faisant sortir de mes pensées.

- Oh si, comme d'habitude. Par contre, tu as changé quelque chose à la sauce, non? 


Michael Gray » Peaky Blinders AUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant