« Chapitre 16 : Ada Shelby. »

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   J'ai probablement mangé plus ce soir en l'espace de trois quarts d'heure que de toute ma vie. Ou au moins, c'est le ressenti que j'en ai. Principalement des desserts, d'ailleurs, des merveilles semblant sortir tout droit d'une émission de cuisine.

   Une fois que je suis certaine de ne plus pouvoir avaler ne serais-ce qu'une bouchée, je retourne dans le salon et m'installe au bord d'un des nombreux petits canapés éparpillés dans la pièce. Il est bientôt vingt heures et en théorie, j'ai fait tout ce que j'étais venue faire - manger jusqu'à ce que mort s'en suive - mais... je ne sais pas, je n'ai pas envie de rentrer chez moi. 

   Je ne m'attendais pas à ce que la maison des Shelby soit comme ça. Pleine de vie. Bon, c'est clairement lié au fait que c'est une fête, bien évidemment. Mais quand-même. 

   Avant, quand je devais probablement être en train de me reservir pour la troisième fois une tranche de tarte à la fraise délicieuse, monsieur Shelby est passé à côté de moi, un petit garçon dans les bras - son fils Charles, je suppose - et m'a souhaité un joyeux Noël. Même ensuite, quand j'étais derrière Polly Gray pour faire la queue pour avoir je ne sais plus quel gâteau, cette dernière ne m'a pas regardé d'un air qui voulait dire qu'elle souhaitait me voir démembrée dans un cargo en direction du Venezuela, et j'ai trouvé ça plutôt sympathique. 

   A côté de moi, je sens tout à coup le canapé s'affaisser et vois deux jeunes enfants sortis de nulle part se mettre à sauter dessus. 

- Karl, pas avec les chaussures! s'exclame une voix féminine tandis que je suis instinctivement en train de tendre les bras en direction des enfants pour éviter qu'ils glissent et tombent par terre. Karl!

   C'est une jeune femme aux cheveux courts, dont l'âge doit plus être proche du mien que de la trentaine. Vêtue d'une élégante robe rouge qui n'a rien à voir avec ma tenue, elle attrape un des petits garçons tout en faisant descendre l'autre du canapé en lui disant d'aller rejoindre sa maman là-bas.

- Excusez-moi, miss. Vous savez, les enfants... Ada Shelby, se présente-t-elle en stabilisant le petit garçon sur sa hanche et en me tendant une main que je serre. Je ne vous ai jamais vue ici, vous accompagnez quelqu'un?

- Linn Pritchard, et non, je travaille pour votre entreprise. Depuis un mois, à peu près.

- Oh, Linn Pritchard, répète-t-elle en s'asseyant à côté de moi sur le canapé. Oui, j'ai entendu parler de vous. Vous étudiez à Small Heath, c'est ça?

- Oui, c'est ça.

- Et vous vous plaisez, avec nous? demande-t-elle en enlevant son long collier des mains du petit garçon qui avait commencé à le mordiller. Karl, non, ça se mange pas. Je veux dire, quand mon frère et ma tante ne vous embêtent pas trop avec leurs histoires d'espionnage?

- Euh... j'aime vraiment beaucoup ce travail, dis-je en évitant d'aborder le sujet de façon plus détaillée. 

- Tant mieux, parce qu'il en faut de la patience pour les supporter ces deux-là. (Elle soupire.) Et bien, ce fut un plaisir que de faire votre connaissance, Linn. On se recroisera sûrement au travail, à l'occasion! 

   Sur ce, elle pose son fils au sol - c'est son fils, j'ai lu il y a quelques temps que le prénom «Karl» était devenu très à la mode ces derniers mois depuis que la sœur de Thomas Shelby avait appelé son fils comme ça - et disparaît en le suivant à travers la foule.

   Je reste assise sur le canapé encore un moment, puis décide qu'il est de nouveau physiquement possible pour moi de manger encore un petit bout et me rends dans la salle à manger. Maintenant, elle est beaucoup plus remplie qu'avant et je dois attendre pendant un moment avant de pouvoir me servir de nouveau une part de gâteau.

   Lorsque je retourne dans le salon pour m'installer de nouveau à ma place, il s'avère que, manque de chance, elle a été prise par quelqu'un d'autre - Arthur Shelby, si ma mémoire est bonne - et le reste des fauteuils a visiblement aussi l'air d'être occupé. Ce n'est pas grave, je commençais à avoir chaud à l'intérieur de toute façon. Je décide d'aller prendre l'air un peu devant le manoir - j'ai vu quelques personnes faire ça aussi avant. 

   N'ayant pas envie de déranger un des employés pour récupérer mon manteau, je sors sans et suis immédiatement engloutie par une vague de froid quand je passe à travers la porte d'entrée qui reste apparemment ouverte en grand (la facture de chauffage ne semble pas être au cœur des préoccupations par ici). Tout en tenant mon assiette d'une main et en essayant de découper des petits bouts de gâteau avec l'aide d'une fourchette à dessert, je marche un peu le long du manoir afin de m'éloigner un peu des petits groupes de fumeurs dispersés par ci par là.

   Ensuite, je m'adosse contre le mur et continue de manger mon dessert. Mon Dieu, qu'est-ce que c'est bon! Je ne sais pas exactement ce que c'est, mais il y a une pointe de pomme et un chouia de cannelle qui doit traîner quelque part. C'est un peu comme si c'était un gâteau au yaourt, mais assaisonné avec...

- Tout va bien?

   J'avais entendu des pas venir, mais je pensais qu'il s'agissait de quelqu'un voulant aller rejoindre sa voiture sur le parking ou quelque chose du style. Ou quelqu'un ayant un peu abusé de l'alcool étant un peu dans les choux. Mais pas...

- Euh... oui, monsieur Gray, je réponds après avoir mastiqué mon bout de gâteau à vitesse grand V.

- Excusez-moi, je croyais juste que... De loin, vous marchiez un peu bizarrement, j'ai cru que vous aviez peut-être finalement quand-même donné une chance au champagne.

   Non, pas de nouveau. Non, non, non. Le ridicule ne tue pas, le ridicule ne tue pas.

- Je... non, j'ai rien bu. Ce sont probablement juste mes chaussures, sur les graviers là je pense que ça ne doit pas trop bien rendre...

- Oh, bien sûr. Désolé, je n'y avais pas pensé. (Il sort un paquet de cigarettes de la poche de son pantalon et en allume une tout en s'adossant contre le mur.) Ça ne vous dérange pas?

- Euh... pas du tout, je réponds en reprenant une bouchée de gâteau tout en me demandant combien de temps il a prévu de rester là.

   Non pas que ça me dérange. C'est juste que... et bien, je dois avoir l'air vachement fine, avec mon assiette et... il vient de penser que j'étais du genre à vagabonder dans la nuit avec un taux d'alcool élevé dans le sang - même s'il a compris que ce n'était pas le cas, ça veut quand-même dire que pendant un moment, il pensait que c'était ce qui était en train de se passer. Pourquoi j'ai mis ces chaussures? 

- Alors, vous profitez de la fête? demande-t-il en me tirant de mes pensées.

- Oui. C'est vraiment... je n'ai jamais vu quelque chose de comparable.

   Je l'entends sourire, puis vois un nuage de fumée s'évaporer dans l'air du coin de l'œil. 

- Vous êtes venue seule?

   Sa question, banale au premier abord, me semble tout à coup relativement ambiguë. 

- Non pas que ça me regarde, ajoute-t-il rapidement. C'est juste que les gens viennent souvent avec leur famille ou des amis pour profiter du buffet, et je ne vous ai pas vue avec quelqu'un d'autre ce soir.

- Non, je suis venue seule, oui. Je n'avais pas grand-chose de mieux à faire et j'ai trouvé que c'était mieux d'être seule ici à boire du champagne de luxe - peu importe qu'il soit au final bon ou non - que de l'être chez moi.

   ... ou l'art de sonner désespérée en cinq leçons. Bravo moi. 

- Vous avez bien fait, dans ce cas.

   Je crois qu'il s'apprêtait à ajouter quelque chose, mais il est interrompu par la sonnerie de son portable, qu'il sort rapidement de sa poche.

- Arthur? Oui, j'arrive. Ok. Oui.

   Il raccroche tout en éteignant sa cigarette.

- Excusez-moi, le travail m'appelle. Ne restez pas trop longtemps dehors dans le froid, d'accord?

- J'allais retourner à l'intérieur de toute façon, dis-je sans mentir.  

Michael Gray » Peaky Blinders AUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant