Prologue

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Journal de bord du Capitaine Aigéan Valtameri, Mer Contrastée

1er Jour d'Eimes

Nous avons mis le cap plein ouest, vingt noeuds de moyenne, ciel nuageux mais la pluie nous épargne pour l'heure. Les cales sont curieusement tranquilles, difficile de s'y fier, la stupeur doit encore museler la colère.

L'équipage parait revêche, constitué de bric et de broc, ramassis de matelots punis pour une raison ou une autre, car qui se serait engagé sur le Cageot par vocation ? Les sadiques, les fous et les imbéciles. Peut-être des patriotes ou des âmes serviles. Il y en a sans doute.

Ce qu'ils pensent de moi ? Je préfère ne pas le savoir, et je limite mes contacts avec eux, me reposant sur mon quatuor d'officiers. Le maître d'équipage semble doté d'une autorité efficace et le navire file, aussi vite que son ventre pesant le permet.

Trois sixaines au pire, si les conditions se détériorent au large. Nous avons de quoi tenir deux mois. Je prie Cefnor que nous n'en arrivions pas là.


2ème jour d'Eimes

Après une matinée au cap nord-ouest, nous avons repris notre trajectoire directe vers Jasarin. Pour l'heure, je me refuse à songer à notre point d'ancrage final. Nous ne pourrons pas nous présenter dans un port, il faudra donc débarquer les rapatriés à la chaloupe. La perspective est peu agréable, même s'il n'est pas impossible qu'à ce stade, la plupart de mes passagers soient tellement pressés de retrouver l'air libre, qu'ils accueillent la terre — même cette terre-là — avec bonheur. La durée de celui-ci ne me regardera plus.

J'essaie de repousser cette échéance et elle s'impose, bien évidemment. J'espère qu'il ne faudra contraindre personne, et, malgré tous mes voeux, je sais qu'il le faudra.


3ème jour d'Eimes

Journée tranquille. En restant sur le pont, on n'entend rien de ce qui se passe en bas, et la brise glacée emporte les parfums de l'enfermement, de la promiscuité et de la peur. La mer est magnifique.

Les vagues lèchent la coque dans un murmure d'invitation. Il serait si simple d'enjamber le bastingage et de m'offrir aux flots. Rien qu'une heure. Plonger le plus loin possible, jusqu'aux tréfonds obscurs et mystérieux qui se dissimulent sous nos pieds disgracieux. Frôler le sable enfoui, me noyer dans l'ombre silencieuse, converser d'un geste lent avec les seigneurs cachés de l'océan.

Personne ne comprendrait, bien sûr. L'abandon m'est interdit, surtout en ces jours de tension entre les hommes. Je suis le chef, et non une créature étrangère qui cherche un foyer illusoire. Je suis des leurs. Et c'est pourquoi leurs tourments me soufflent de fuir.

Je resterai au sec, bien sûr. Un capitaine n'abandonne pas son navire.


4ème jour d'Eimes

Nous déplorons deux décès. L'un des deux est un suicide, l'autre, c'est plus difficile d'en juger. Séraphine pense qu'il s'agit d'un meurtre, Valentin estime que la mort est naturelle. On pourrait croire qu'avec le cloisonnement des prisonniers, ce genre de drame resterait secret, ou presque, mais les Griphéliens parviennent, je ne sais comment, à communiquer, et les cales bruissent de rumeurs assassines.

Nous sommes malheureusement arrivés au bout des mixtures apaisantes que nous avait fournies le Fort et l'agitation s'amplifie, en un brouhaha qui circule comme un grand serpent captif dans les entrailles du Cageot. On entend le murmure de ses anneaux difformes claquer contre les planches, de proche en proche, accompagné du souffle d'une voix unique, qui gronde son désespoir.

L'analogie est mauvaise, car ce serpent n'a pas de tête. Même si je voulais la couper, je n'y parviendrais guère. Un vent, voilà. Un vent retenu contre son gré dans un ventre de bois. Prions qu'il n'y ait pas d'étincelles car si notre cercueil venait à s'embraser, je serais certainement le seul à m'en sortir.


5ème Jour d'Eimes

Je ne supporte plus les cris.


6ème Jour d'Eimes

Deux morts supplémentaires, ce matin. Ils sont quatre, désormais, puants, pourris, empilés dans la cale, et je n'ai personne pour les préserver des ravages impies de la mort. Il va falloir s'en débarrasser, nous devons encore naviguer plus d'une sixaine avant d'atteindre les côtes jasarines, mais Séraphine voudrait que cela soit fait selon leurs rites. Bel idéalisme dans un lieu de perdition. Nous ne connaissons que leurs noms, leur signalement sommaire, et les risques associés. Comment savoir s'ils auraient voulu être incinérés, enterrés, s'ils se fichent de servir de repas aux requins ou s'en réjouissent ?

Cefnor et ses enfants sauront faire bon usage de leurs carcasses, mais les humains, pour la plupart, s'inquiètent de ce qui reste encore accroché à leurs corps pourrissants. Un fragment d'âme. La dignité. Le souvenir.

Et ce serait sans nul doute merveilleux, s'ils pouvaient profiter un instant du spectacle formidable du monde sous-marin, avant de s'éteindre. Mais il est trop tard. Je laisse encore quelques heures à Séraphine pour s'inventer des mirages puis y renoncer. J'espère qu'il ne faudra pas batailler pour la convaincre de faire au plus simple. La puanteur d'un bûcher ne ferait qu'attiser les humeurs délétères de nos invités, sans parler du danger inhérent à ce genre de spectacle à bord d'un vieux rafiot. Et je ne peux pas sacrifier de chaloupes, vu le transfert à venir.


7ème jour d'Eimes

Où que le regard se porte, il n'y a que de l'eau. Bleue, verte ou noire selon les heures, selon le ciel. Le murmure des vagues, le souffle du vent. Nous n'avons plus vu la moindre voile depuis trois jours. Les goélands et les mouettes nous ont faussé compagnie. Parfois le dos luisant d'un marsouin fuse un instant en surface, mais les grandes créatures autrefois curieuses nous évitent. La faute à notre masse, notre odeur et nos cris.

Notre ombre vile pèse sur l'océan infini. Le temps est clément, le signe qu'on entend se débarrasser de nous au plus vite. Nous sommes indésirables, monstrueux, et même les âmes immortelles des profondeurs craignent notre empreinte perverse.

Nous sommes perdus, nous sommes fous, notre vaisseau de souffrance erre, lourd et laid, sur l'onde magnifique. Nous sommes désormais à moins d'une sixaine des côtes jasarines. Le cap est aisé à tenir, les étoiles sont généreuses, je n'ai pas perdu la main, contrairement à ce que mille rumeurs colportent dans les bouges du port de Juvélys.

Je n'ai pas changé, ou alors complètement.

Je navigue, aveugle, vers un quai qui n'existe pas.

Cela changera-t-il quelque chose, ou vais-je simplement m'adjoindre une flétrissure supplémentaire ? Une autre marque indélébile, que l'on frotte sans conviction, conscient qu'il est trop tard, que le mal est fait ?

Le mal.

J'en ai toujours été très conscient, même quand j'étais incapable de m'en empêcher. Agir contre sa pensée. Y a-t-il tourment plus horrible ? La contrainte. La souffrance. Par ma main.

Que suis-je en train de faire, au juste ? Et pourquoi ? Pour qui ? Ai-je encore le droit, la latitude, de décevoir autrui ?

Sans doute que non, au prix de mon âme.

Délires nocturnes, induits par l'alcool, je devrais arracher cette page, mais j'ai la sensation que j'aurai à la relire dans les jours qui viennent.


8ème jour d'Eimes

Ma décision est prise. Nous changeons de cap. Pour le reste... Je m'en remets au jugement de Valgrian. Puisse la lumière triompher sur l'orage, sur le monde et dans mon esprit.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant