48. Marcus

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Le monde était noir, intégralement noir.

Il fallait qu'il soit honnête : ce n'était pas une surprise. Quelque chose était mort en lui deux ans plus tôt et persévérer, depuis, s'était révélé un défi de chaque jour. Les bougies, les sacs de grain et la lessive s'étaient révélés des alliés précieux dans cette lutte, mais les draps étaient restés froids, la nuit, les braises sinistres dans leur âtre, comme des yeux de démon espionnant son sommeil, et toutes ces pensées impossibles à contrôler.

Marcus avait les joues humides, déjà gercées, de tout ce qu'il avait pleuré depuis la veille.

Il avait faim mais ça n'avait pas d'importance. Il avait la sensation que les heures qui s'écoulaient désormais dans les ténèbres n'existaient pas vraiment, qu'elles ne le concernaient pas. Le pire s'était produit ; plus rien ne comptait.

Pourtant il avait immensément peur.

Il devinait les contours de sa cellule au rai de lumière orangée qui filtrait sous la porte. Elle était vaste, ce n'était manifestement pas l'usage originel des lieux, mais enchaîné comme il l'était, il ne pouvait guère en profiter. Il portait toujours sa tunique, raccourcie par les basses besognes du Casinite, et songer à la manière dont ils avaient décapité Urbain sans sourciller, sur les dalles de cette ancienne ambassade si magnifique, lui donna un haut le cœur. Rien ne sortit, cette fois, mais ses vêtements avaient souffert plus tôt.

Albérich avait mis le pied sur les omoplates du Flambeau pendant que son compagnon lui tranchait la tête à l'aide d'une dague, la même dague qu'il avait utilisée pour découper le bas de sa tunique, sans que Marcus ne fasse rien.

Paralysé de terreur.

Il n'avait jamais mesuré tout ce qu'il y avait dans cette expression. Maintenant il savait.

Ils avaient pu l'emmener sans qu'il bronche, sans qu'il appelle à l'aide, sans qu'il essaie de s'enfuir. Au rez de chaussée du bâtiment, puis au sous-sol, puis dans les tunnels sous Juvélys. Ils savaient où ils allaient, ils y furent bien trop vite, et Marcus, frissonnant, sanglotant, n'avait opposé aucune résistance. La main d'Albérich, sur son bras, s'était faite de plus en plus douce, de moins en moins brutale, jusqu'à ce qu'il se contente de le guider, la paume sur l'épaule, le redressant quand il trébuchait, le poussant légèrement quand il faisait mine de s'arrêter. Devant eux, le Casinite marchait en sifflotant, son paquet sanglant sur l'épaule.

Il avait supplié, tenté d'attirer l'attention d'Albérich, d'implorer sa pitié, de faire appel à ce qu'il y avait eu entre eux, à ce qu'il avait été autrefois, mais il ne parvenait plus à se souvenir de ce qu'il avait réellement dit. Tout était sorti dans son délire désespéré, sans structure, sans réel sens, les balbutiements de son choc. Albérich avait fini par lui ordonner de se taire et il avait obéi.

Arrivés dans une salle circulaire, ils avaient croisé un autre homme, plus âgé, un prêtre de Tymyr que Marcus avait d'emblée haï viscéralement parce qu'il avait su qu'il était responsable de la chute de son ami. Le vieux prêtre n'avait rien dit et Albérich l'avait entraîné dans un couloir voisin, toujours flanqué de son Casinite. Une odeur immonde régnait tout autour d'eux et Marcus était certain d'avoir entendu quelqu'un gémir. Puis la porte de la cellule s'était ouverte et il avait deviné qu'on l'attendait. Albérich l'avait guidé jusqu'au mur, fait asseoir et avait rivé les fers à ses chevilles puis à ses poignets — dans le dos évidemment, on n'attache pas un prêtre mains devant. Il y avait une écuelle d'eau sur le sol que Marcus avait regardé sans comprendre.

Albérich lui avait tapé sur l'épaule, sans brutalité.

« Je reviendrai », avait-il dit, puis ils étaient sortis, le Valgrian et le Casinite, et l'avaient laissé dans le noir.

Il n'y avait plus de Valgrian, en réalité.

Marcus craignait le moment où il reviendrait. Il n'avait plus envie de le voir, plus jamais, car c'était une torture pire que tout ce qu'ils pourraient lui infliger physiquement.

Il avait prié, dormi, fini par boire comme un animal pour étancher sa soif et pleurer davantage.

Puis il avait prié encore.

Et il avait songé à Albérich, deux ans plus tôt, qui s'était retrouvé dans la même position, exactement, prisonnier de l'ombre, pendant des jours qui étaient devenus des sixaines, jusqu'au moment où il avait craqué.

Pourquoi diable Maelwyn leur avait-il raconté qu'il était mort ? Pourquoi s'étaient-ils contentés de la parole du général sans chercher à retrouver une trace, un corps ? Marcus ne se souvenait plus : il avait alors erré dans la brume, pendant plusieurs mois, une période perdue à la souffrance et au deuil, dont il avait émergé douloureusement.

C'est ma punition, songea-t-il, pour avoir trahi Albérich autrefois. Pour avoir laissé les autorités — l'armée, bon sang, Maelwyn qui le méprisait tant — gérer les recherches. Pour avoir mal placé ma confiance. Pour avoir trahi. Je ne mérite rien d'autre.

Il chercha une position plus confortable mais c'était impossible : ses mains et ses coudes le gênaient, le sol était trop dur, il lui fallait bouger sans cesse.

Il avait faim.

Voulaient-ils le faire déchoir, lui aussi ? Marcus avait l'impression que ce serait la chose la plus facile du monde : il n'avait jamais eu la force de l'ancien Flamboyant, et sa foi était fragile depuis longtemps. Pourtant, il y avait trop d'incompréhension en lui, et trop d'amour, même pour ceux qui n'avaient pas résisté.

Ils ne l'avaient pas bâillonné, sans doute persuadés qu'il était incapable de tracer un sortilège sans l'aide de ses mains. C'était une erreur. Après le décès d'Albérich, il avait été décidé, dans tous les temples, d'encourager l'apprentissage de la magie silencieuse, pour pallier à des situations de captivité. De tous les prêtres qui s'étaient engagés à perfectionner ces techniques complexes, Marcus était sans doute celui qui s'y était attelé avec le plus d'énergie. Ses blessures étaient profondes, son besoin de combler le vide intense. Il avait travaillé dur, tous les soirs, pendant des veilles et des veilles, sans se laisser abattre par la complexité de la tâche, par la lenteur de ses progrès. Il n'avait jamais été le plus doué des incantateurs mais sa motivation était puissante, alimentée par un feu presque vengeur. C'était sa revanche contre l'ombre, cette petite victoire nécessaire. Il était capable de puiser dans le Flux sans gestes ni murmures, mais aucune de ses compétences ne paraissait utile en ces instants. Il aurait pu créer de la lumière, cela aurait adouci son calvaire, certainement, mais il aurait aussi dévoilé ses cartes à un moment peu opportun.

Il fut forcé d'accepter qu'il ne s'était pas encore complètement résigné. Quelque chose en lui conservait un semblant d'espoir. Espoir de quoi, cela restait un mystère, mais espoir quand même.

Quelqu'un viendrait, Albérich se raviserait, Valgrian se manifesterait.

Quelque chose comme ça.

Il aurait voulu essuyer ses larmes mais c'était impossible et elles ruisselèrent de plus belle, mouillant le col de sa tunique.

Il ne savait même pas combien de temps s'était écoulé depuis sa disparition.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant