2. Amray

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Bien entendu, il pleuvait.

Mille millions de milliards de gouttes glaciales frappaient la campagne au sud de Juvélys de leurs aiguillons. Le ciel n'était pas vraiment sombre, juste chargé, et le soleil parvenait à se frayer un passage romantique au travers des nuages, tout en rais obliques et soupçons d'arc-en-ciel. Calfeutrés sous leurs larges manteaux, les cavaliers se souciaient peu de l'averse, mais les sabots de leurs chevaux les gratifiaient de mouchetures boueuses au rythme de leur galop.

Dans son dos, Amray percevait les soupirs d'Olathe et d'Aoden, qui devaient détester ce maquillage disgracieux, tandis que Séverin s'en accommodait dignement, sans doute perdu dans ses pensées. A l'avant de leur colonne, Aliosha limitait les dégâts en poussant sa monture, désireuse de ne laisser aucun d'entre eux la rattraper. Il leur faudrait bientôt ralentir, pourtant, car la route s'élargissait aux abords de la capitale et on devinait déjà la silhouette d'autres voyageurs matinaux, piétons ou caravaniers, qui les contraindraient à adopter une allure plus raisonnable.

Cinq chevaliers sur la route, l'élite de l'ordre des Preux Épris, le bras armé de la déesse Hime. L'Amour et la Guerre, curieux mélange sans doute, mais croire qu'il n'y avait nulle violence dans les élans du coeur était naïf. De tout temps, il avait fallu se battre pour préserver ce qui nous était cher. Amray et les siens ne constituaient qu'une extension bien réelle de ce principe. Les prêtres de leur obédience étaient rarement portés sur la lutte, même si leur magie pouvait être dévastatrice, et requéraient un rempart protecteur. C'était d'ailleurs exactement la raison qui les ramenait vers la muraille étincelante de Juvélys.

Quand il avait fallu désigner des hommes pour faire demi-tour et regagner la capitale, personne n'avait reculé, en dépit du danger. Que Jehannah décide de mettre ses prêtres en sécurité à Belhime tombait sous le sens. Le massacre perpétré dans les rangs mivéans témoignait de la force de frappe ennemie et le Temple était impossible à défendre contre un adversaire déterminé.

Mais il aurait fallu forcer Soren. Ils avaient discuté de son cas, avant de quitter les lieux, une petite réunion impromptue, clandestine, entre personnes informées. Amray était prêt à le contraindre, à le maîtriser physiquement au besoin, à lui faire passer ses envies de rébellion en le troussant comme un lièvre et le jetant en travers de sa selle. Un tel manque de respect envers leur joyau incontesté n'était pas très bien passé : certains des prêtres s'étaient offusqués, d'autres avaient cru à un trait d'humour. Jehannah, en revanche, savait qu'Amray était sincère. S'il admirait les oeuvres de l'artiste, il avait peu de patience pour ses frasques, surtout quand elles frisaient l'inconscience.

Dans les circonstances présentes, il avait la sensation que Soren avait refusé de partir juste par esprit de contradiction. Il disposait d'un atelier somptueux, privé, dans chacun des Temples d'Hime de l'île. Belhime était délicieuse au printemps, bien moins humide que Juvélys, et le sculpteur y était encore plus adulé que dans la capitale.

Mais voilà, Soren détestait qu'on lui impose quoi que ce soit. Une âme superficielle n'y aurait vu qu'un caprice d'artiste dont le succès était monté à la tête, mais Amray savait qu'il y avait là les traces d'une enfance passée au Carrefour d'Omneiri, partagée par bien d'autres, mais moins bien vécue par un esprit rebelle.

Résultat, Soren s'était braqué comme un cheval rétif, avait refusé la porte de sortie comme un gosse revêche, et maintenant, Soren le magnifique avait disparu. L'imbécile.

Les destriers repassèrent au pas comme la densité de voyageurs sur la route devenait trop importante pour conserver leur rythme endiablé. La pluie ne faiblissait pas, voilant le paysage verdoyant d'un rideau d'humidité grise. Mine de rien, les caprices du printemps offraient le luxe d'un certain anonymat au petit équipage qui, sinon, n'aurait pas manqué d'attirer les regards. Les Preux Épris avaient le sens du spectacle et leur magnificence passait rarement inaperçue. Or, en ces temps incertains, un peu de discrétion n'était pas inutile.

Les cinq cavaliers se regroupèrent. Amray monta au niveau d'Aliosha. La jeune femme lui décocha un sourire tranquille. Sur son visage clair, les taches de rousseur se mêlaient aux pointillés terreux sans qu'on puisse les distinguer.

« Je ne serai pas mécontente d'être rendue, souffla-t-elle. Si nous avons le temps de nous changer et d'un bon bain avant de nous mettre en chasse. »

Amray acquiesça.

« Soren a disparu depuis une sixaine. Nous n'en sommes plus à quelques heures.

— Penses-tu que nous aurons accès au Temple ?

— Je ne pense pas sage de nous y rendre au vu et au su de tous. Nous ne savons rien de ce qui s'est déroulé en ville ces derniers jours. Nous irons au Repos des Braves. »

Un léger pli froissa le coin des yeux verts de la cavalière, révélant tout le mal qu'elle pensait de l'établissement, mais elle ne protesta guère. En temps de crise, il fallait pouvoir s'adapter à des conditions difficiles, et l'auberge en question était une des plus huppées du sud de la ville.

« Quand nous aurons récupéré ce salopard, je lui botterai les fesses, je te le jure », gronda-t-elle finalement.

Amray se contenta d'un sourire entendu, que le souvenir fana sans qu'il puisse s'en prémunir. Tous, bien sûr, avaient contemplé la nudité arrogante de l'artiste. Et tous, sans doute, avaient eu l'opportunité d'empaumer ces fameuses fesses et d'échanger une étreinte avec le sculpteur. Soren était curieux et éclectique, son lit était ouvert à tout ce qui flattait son regard, Amray ne pouvait guère espérer occuper une place particulière dans ses pensées.

Il leur fallut encore près d'une heure pour franchir les portes de la cité. Amray fut surpris de constater que l'encombrement était davantage dû à l'inspection minutieuse des gens qui quittaient Juvélys qu'aux questions habituelles posées aux nouveaux venus. Il en déduisit rapidement que les gardes cherchaient quelque chose et laissa traîner ses oreilles dans la foule qui les environnait.

« Ils cherchent quelqu'un », finit par dire Olathe.

En essayant d'effacer la boue qui la maculait, elle l'avait étalée en peintures de guerre sur son visage à l'ovale parfait.

Les chevaliers se dévisagèrent.

« Je m'en charge », murmura Aliosha avec un sourire presque carnassier.

Amray se contenta d'acquiescer.

Ils se glissèrent sans mal sous l'arche de pierre, le symbole brodé sur leurs vestes suffisant à leur conférer le statut d'hôtes de marque. Ils ne progressèrent cependant pas beaucoup plus loin dans la cité : ils immobilisèrent leurs montures à une dizaine de toises, sous un des tilleuls qui bordaient la route principale, mirent pied à terre puis puis se déployèrent en cercle autour d'Aliosha.

L'incantation était discrète : un peu de lumière dorée, une senteur florale adaptée à la saison, le murmure d'un chant envoûtant, puis plus rien. Les chevaliers s'écartèrent et Aliosha se dirigea d'un pas tranquille vers sa cible, un sous-officier qui écrivait dans l'ombre de la tour de garde.

En temps normal, la beauté de la jeune femme captivait bien des regards. Ses boucles rousses encadraient un visage fin, ses taches de son magnifiaient ses iris vert feuillage, et sa silhouette évoquait davantage une danseuse qu'une combattante, résultat d'un entraînement calibré à ces fins. Comme eux tous : elle était le reflet du désir d'Hime, une créature dont la forme somptueuse révélait le fond sans pareil.

Mais soutenue par un sortilège, la superbe Aliosha devenait irrésistible. Ses pairs la suivirent des yeux tandis qu'elle interpelait le garde affairé. Ils n'entendirent pas ce qui s'échangeait, mais l'expression de l'homme était suffisante pour le deviner subjugué. Ils apprendraient bientôt tout ce qu'il y avait à savoir, et plus encore.

Amray balaya la rue du regard, s'attardant sur les maisons bourgeoises aux façades colorées, sur les serviteurs empressés qui filaient sous la pluie désormais plus légère, sur la ville qui se dessinait plus loin, au hasard des rues, des bâtisses et des temples. Juvélys. Trop de personnes entassées en un même lieu, trop d'ambitions fiévreuses, trop de pouvoir rassemblé dans les mêmes mains.

Du miel pour les ours.

Du pouce, le chevalier caressa le pommeau de son épée. Même si cela manquait cruellement d'élégance, il était prêt à se faire chasseur.

Mais quand Aliosha revint vers ses camarades, elle leur apprit que les ours avaient été tués deux nuits plus tôt, dans le Parc Circulaire. Qu'on n'avait pas encore retrouvé leur tanière. Que de Soren, personne ne savait rien. 

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant