46. Kerun

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Enfin, du mouvement.

Des pas sur la terre battue, des craquements, des claquements, une odeur de nourriture, d'abord ténue puis plus forte.

Kerun émergea de son semblant de torpeur, les tempes douloureuses, la gorge sèche, épuisé, endolori. Il avait la force de peu, mais s'il succombait à l'inertie, sa première et unique chance de se faire entendre disparaîtrait au coin du couloir.

Il guetta son approche, le souffle court.

Le volet au bas de la porte coulissa et une assiette remplie de gruau fut poussée à l'intérieur.

— Je dois parler au général Maelwyn.

Le croassement qui sortait de sa gorge était à peine audible. Il bloqua le panneau de bois d'une main maladroite avant qu'il ne se referme.

— Tire ta paluche ! aboya le geôlier.

— Le général, répéta Kerun en baissant les lèvres vers l'ouverture. Je dois lui parler.

L'autre resta silencieux une seconde.

— J'vais passer le message. Maintenant r'prends tes doigts, ou j'les casse.

Kerun n'osa douter de la véracité de la menace. Hier, il en aurait ri, aujourd'hui, tout semblait possible.

— C'est important, ajouta-t-il.

Il retira ses doigts ; le volet claqua avec la violence d'un couperet.

Kerun ramassa l'assiette et mangea dans l'espoir de soulager un rien les élancements de sa carcasse. Il refusa de songer à la possibilité que le gardien oublie de transmettre sa requête. À celle que Maelwyn n'en tienne aucun compte. Il aurait dû insister, trouver des mots plus forts, transmettre l'urgence... Pourquoi n'avait-il pas parlé d'urgence ?

Le poison l'empêchait de penser droit. Réalité, excuse médiocre, des images de ruine tournaient en boucle dans son esprit. Qu'avaient décidé Iris et Martin ? Avait-il encore la moindre chance de pouvoir les aider, où qu'ils soient ?

Au moins, les Valgrians savaient. C'était quelque chose. Un risque et une opportunité. Même s'il demeurait coincé sous terre, la vérité sur les Obscurs perdurerait à l'extérieur. Mais sous quelle forme ? Un bien ou un mal, pour la cité ? 

Une fois l'assiette vide, l'elfe se mit debout. Il fit quelques pas, plia les jambes, chercha à retrouver un peu de souplesse. Il ressentait une profonde lassitude, tant mentale que physique, un manque d'énergie complet, et il savait que la nourriture, aussi nécessaire soit-elle, n'y changerait rien. Il faudrait lutter contre la fatigue jusqu'à ce que Maelwyn, dans sa mansuétude, daigne lui procurer un antidote ou l'aide d'un prêtre de Béal.

Kerun soupira en songeant aux plates excuses qu'il allait devoir présenter au général, à l'humiliation qui s'ensuivrait, aux insultes, à la probable sanction... Quelle sanction, d'ailleurs ? De nouvelles veilles à passer au quartier général, muselé. La perspective l'emplissait d'horreur. Mais s'il pouvait seulement mener cette opération à terme, s'il n'était pas trop tard... C'est tout ce qu'il demandait. Il répéta mentalement son plaidoyer, sa supplique, devinant qu'il devrait s'écraser et subir pour avoir la moindre chance d'obtenir le droit de... faire son travail.

La colère l'emplit, reflua, il plia les jambes, s'étira, grimaça de se sentir si perclus, si faible.

Emprisonné par ses propres alliés. Avaient-ils seulement le droit de faire ça ? De l'arrêter en pleine rue, sans sommation, de l'empoisonner avec une substance interdite avant même qu'il ait pu répondre à leurs accusations, de le garder dans le noir, dans des conditions répugnantes, sans lui signifier ce qui était retenu contre lui, pendant plusieurs heures, plusieurs jours ?

Tu sais très bien ce qui est retenu contre toi. Tu as enfreint les ordres. Tu pourrais passer en cour martiale.

Ce n'était pas la première fois que Maelwyn l'en menaçait et Kerun savait qu'il y avait échappé parce qu'il avait des appuis haut-placés et parce qu'on ne savait pas bien quoi lui appliquer comme sanction. On ne pouvait pas démettre un agent de son niveau de ses fonctions sans soit l'exécuter, soit perturber sa mémoire, deux châtiments interdits par le droit juvélien.

Jusqu'à aujourd'hui, songea-t-il avec un léger malaise.

Nora prendrait sa défense. Dame Damaer. Le commandant Flèche-Sombre.

Mais seulement s'ils savaient qu'il était prisonnier, et il ne parvenait pas à s'en convaincre. La fatigue était mauvaise conseillère. Il enfonça les ongles dans ses paumes pour calmer sa fureur fébrile.

Il devait cesser de s'inquiéter pour ce qui était hors de portée et attendre. Espérer. 

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant