98. Othon

19 5 13
                                    

Mains croisées sur les genoux, Othon n'avait pratiquement pas bougé depuis la veille et son arrestation. On l'avait détaché en échange d'une promesse de calme ; il était Flambeau, il avait respecté sa part du marché.

Il était aux arrêts pour mutinerie. Il avait blessé quatre hommes, dont un gravement. Un soldat avait été tué dans les échauffourées, par les prêtres probablement. Resté en arrière, il allait être jugé pour le tout et, si Maelwyn réussissait à manœuvrer, se retrouver en cellule pour des années.

Ce maudit crétin.

En espérant qu'il ne pousse pas pour le rétablissement de la peine capitale.

Pensées sombres.

La dernière fois qu'un Flambeau avait été exécuté à Juvélys, hors temps de folie, c'était quinze ans plus tôt, dans des circonstances qu'Othon ne connaissait que trop bien. Hubert de Maleval était un symbole, dans les couloirs du Temple, celui du contraste flagrant entre les idéaux des Valgrians et la veulerie de l'armée régulière.

Seuls Armand et Deverell l'avaient connu. Il avait été pendu le 17ème jour de Moansha, en 771, pour des faits d'insubordination et tentative de meurtre d'un officier de l'armée régulière. Que l'officier en question ait torturé à mort, publiquement, une prisonnière pour faire sortir un bandit de la Forêt Morte n'avait même pas été discuté par la cour martiale. Un officier devenu général, devenu conseiller, dont la morale laissait déjà grandement à désirer. Le bandit était sorti du bois pour venir au secours de sa belle, avait été arrêté, exécuté lui aussi, une victoire pour le bon droit juvélien.

Moins d'un an plus tôt, en Kinmanaa 85, le jeune Arthur, Flambeau lui aussi, était mort en Jasarin, un otage exécuté par ses ravisseurs griphéliens, face au refus de négocier de l'armée adverse. Son propre père s'était détourné. Armand était persuadé que c'était son allégeance à Valgrian, qui l'avait condamné, bien plus que sa maladresse ou que des raisons géopolitiques obscures, à un moment où la guerre était déjà perdue.

Les mains de Gareth Maelwyn trempaient dans ce sang. Celui d'Hubert, celui d'Arthur. Par vengeance, par indifférence, par haine de ce qu'ils étaient : des hommes armés, capables, voués à des principes qui le dépassaient, en dehors de sa sphère d'influence.

Et puis il y avait le destin d'un frère aîné plus doué, admiré, respecté de tous, qui avait fait de l'ombre à son cadet colérique. Peut-être Gareth avait-il tenté d'intégrer l'ordre, lui aussi, et avait-il été débouté. Peut-être les tenait-il pour responsable de la mort de Gawain, trente ans plus tôt, au cours d'une expédition dans des régions encore sauvages. Peut-être. Le résultat demeurait le même : une rage assassine, dont Othon risquait de faire les frais.

Pourtant, il ne regrettait pas d'être resté. Il n'y avait pas d'alternative. Il demeurait des dizaines de prêtres, de chevaliers, de novices et d'écuyers dans le Temple. Les gardes avaient remplacé les soldats mais sans lever la surveillance dont ils faisaient tous l'objet. La lieutenante qui lui avait rendu visite l'avait enjoint à la patience, lui avait promis que le Temple rouvrirait, l'avait rassuré quant à Armand. Mais il était alité, elle ne lui avait pas menti. Alité, vivant, malade. Abattu par la mort de Céleste. Qui prendrait sa suite, s'il ne se relevait pas, si Othon était emprisonné ? Demeurerait-il un Ordre des Flambeaux à Juvélys ?

Il fallait l'espérer. Maelwyn ne pouvait triompher de la sorte.

Othon n'avait pas mangé, à peine dormi, le poids des événements le paralysait. Il avait prié, pourtant, plus que jamais, et la lumière avait été là, chaque fois, réconfortante.

Il leva les yeux en entendant un frottement depuis la porte. Un cliquetis dans la serrure, puis un claquement plus sec. Une lueur atténuée entra dans la pièce, suivie de deux silhouettes. Othon demeura stupéfait une seconde, avant de se lever brutalement.

Il étreignit Brendan avec plus de force qu'il ne l'avait prévu, le relâcha à regrets. Le Mivéan lui sourit et le paladin eut l'impression qu'il le voyait troublement. Cette émotion traître, il la chassa d'un doigt, mais son ami n'avait évidemment rien manqué.

— Fais tes bagages, on s'en va.

Abasourdi, le Flambeau secoua la tête.

— Brendan, je ne peux pas...

Il reconnut alors l'elfe des services secrets. Celui-ci lui adressa un signe de tête, mais resta en retrait.

— Alors, tu vas ranger tes scrupules et les cornichoneries que tu as racontées aux types qui te gardent. Valgrian professe... la fin avant les moyens. C'est le bon jour pour appliquer ses préceptes.

— Nous savons où sont les Obscurs, intervint l'elfe. Nous avons besoin de votre aide pour en venir à bout.

Le Flambeau ouvrit une bouche ronde de stupeur.

— Juste nous trois ?

— On a laissé Diane dans les égouts juste en-dessous, répondit Brendan. Mais si tu as des noms à suggérer... Florent ? Rachel ? Quelqu'un d'autre ?

— Rachel est en cavale, avec quelques autres. Florent... Je ne sais pas où ils le retiennent. Je n'ai vu personne ces dernières heures... plus depuis l'émeute. Et tous ceux qui étaient avec moi ont fui.

— Tant pis, trancha Brendan. Nous devons faire vite. Si nous pouvions éviter d'avoir à nous battre ici ou à gaspiller des sortilèges, ce serait tout bénéfice.

Othon n'avait pas bougé.

— Je n'ai ni armure, ni épée...

— Je vais aller vous chercher une épée une fois que vous serez en bas.

— En bas ?

— Dans les égouts, on l'a déjà dit. Othon, ne te fais pas plus stupide que tu ne l'es. Par où crois-tu que nous soyons entrés ?

— Une armure de plates risque de vous encombrer plus que vous protéger... et le bruit va nous trahir. Je vous trouverai quelque chose de plus léger.

L'elfe avait rejoint la porte.

— J'ai promis...

— Les Obscurs, Othon, bon sang ! s'emporta le Mivéan. Tu as promis n'importe quoi sous le coup de l'émotion. Valgrian te relève de ta promesse.

— Je suis un Flambeau. Ma parole...

Brendan ne le laissa pas poursuivre.

— Cette nuit, tu seras un Flambeau de l'ombre, comme il y en a toujours eu un au sein de ton ordre, et tu seras pardonné.

Ils se dévisagèrent un instant et Othon sut que son ami avait raison. Il n'y avait pas d'échappatoire, pas d'autre solution. L'elfe avait regagné le couloir et Brendan entraîna le Flambeau en le tirant par la main, comme un enfant. Celui-ci jeta un coup d'œil circulaire sur sa petite chambre, se demandant s'il la reverrait jamais.

Puis il suivit. 

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant