40. Kerun

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Au bout d'un temps interminable, Kerun parvint enfin à se mettre debout. Des heures perdues à attendre que les toxines vénéneuses se dissipent, sans parvenir à se réfugier dans la félicité de la Transe, dont les doux replis lui étaient interdits par les effets pervers du poison. Il avait rampé jusqu'au mur, réussi à s'asseoir, maudit le monde entier, tenté, sans succès, de tempérer les battements de son cœur. Le désespoir avait tout ravagé, plusieurs fois, le mettant face à son échec. Il avait suffi d'un moment d'inattention, un instant d'urgence, pour que tout soit réduit à rien.

En même temps, il avait été négligent pendant trop longtemps : Maelwyn le guettait depuis le début, convaincu qu'il se montrerait déraisonnable. On ne pouvait pas lui donner tort : c'était un trait de caractère trop profondément ancré en lui.

Nous sommes en train de négocier, péniblement, un accord et vous allez foutre le boxon en plein Griphel ! Alors que des milliers de prisonniers sont en sursis ! Un agent juvélien ! Vous savez ce que ça veut dire, haute trahison ?

Que l'accord n'ait jamais eu la moindre chance d'être conclu ne changeait rien. Le vase avait débordé depuis longtemps, mais il n'avait pas voulu le voir. En même temps, que pouvait-il faire ? Fermer les yeux, baisser les bras ? C'était tout simplement impossible.

Assis enfin.

Il portait une tenue de prisonnier du fort, de cette couleur jaune qu'on prétendait valgrianne mais qui visait juste à être aisément repérable en cas d'évasion. Cette prise de conscience lui arracha une grimace. On l'avait déshabillé et changé alors qu'il errait dans les limbes. Et à présent, il était couvert d'urine, tel un gosse négligé. On lui avait aussi enchaîné poignets et chevilles, comme si on craignait qu'il se montre violent envers ses geôliers. Des hommes qu'il connaissait probablement, de lointains collègues, son camp.

Tout ça n'avait aucun sens.

Je veux entrer en Transe, songea-t-il.

Et cela n'arriverait pas. Dormir à l'humaine ne serait pas réparateur et il n'en était pas vraiment capable. L'inconscience l'avait épuisé plutôt que de le renforcer. Il n'avait aucune idée du temps écoulé depuis son arrestation. Ce qui était certain, c'est que personne n'avait franchi sa porte de la journée. Sans doute attendaient-ils qu'il se manifeste, de retour d'entre les morts. Peut-être comptaient-ils secrètement sur son trépas, de faim et de soif dans une oubliette.

Mais dans ce cas, il aurait sans doute été plus simple de lui trancher la gorge et de le jeter directement dans le port.

Sauf que son arrestation avait eu lieu en plein jour, dans le Parc, il y avait fatalement eu des témoins.

Il se demanda si Nora le cherchait ou si elle avait haussé les épaules en le maudissant de n'en faire qu'à sa tête.

Il avait envie de se reposer mais ne trouvait aucun moyen de se replier dans l'oubli. S'en émouvoir ne servait à rien : le kuttröthe était une substance diabolique, l'arme parfaite contre les elfes. Sans soins, il s'étiolerait petit à petit. Mais il était jeune, résistant, et il pouvait tenir un certain temps.

Une fois debout, il lui avait fallu faire tout le tour du petit cachot, en appui contre le mur, pour gagner la porte. Il avait trouvé le seau d'aisance — vide, évidemment — et un broc d'eau presque claire, dans lequel il s'était désaltéré. Absolument rien à manger, d'aucune sorte. Peut-être les rats avaient-ils déjà tout dévoré ou bien les gardes pensaient-ils que les elfes ne dormaient pas, ne mangeaient pas et ne s'ennuyaient jamais. Ce n'était pas impossible.

Il se trouvait dans les sous-sols du fort, un endroit lugubre, truffé de cellules anciennes. Aucune des prisons juvéliennes, ni la principale sur les quais, ni celle qui était liée à la caserne, ni celle qui jouxtait le palais de justice, ni même celle des services secrets, ne comprenait de cachots aussi sordides. Partout, désormais, la lumière était invitée, les sols étaient propres, les couchettes agréables, la nourriture suffisante : Valgrian était passé par là, la prison devait servir de tremplin vers un lendemain ensoleillé. Par contraste, l'endroit où on l'avait enfermé ressemblait à une porcherie : paille souillée, murs humides, pas la moindre source d'air pur. Qu'on puisse encore tolérer l'existence de ce genre d'endroits, à Juvélys, le dépassait. Qu'il y soit enfermé, lui d'entre tous, le révoltait encore davantage. Evidemment, c'était le rôle de la prison du fort : enfermer les déserteurs, les traîtres, les insoumis, qui déshonoraient l'uniforme.

Il atteignit la porte et frappa du poing, un coup sec.

Sa voix ne sortit pas. Il était tard, déjà, la lumière sous la porte avait baissé, signe que les gardes ne circulaient sans doute plus très souvent. Il reprit son souffle, chercha à produire des sons, en vain, puis frappa à nouveau. Le bruit lui parut tonitruant, résonnant dans le couloir, mais il n'y eut aucune réponse, aucun écho. Il frappa une troisième fois, une quatrième, puis se laissa glisser contre la porte jusqu'à se rasseoir, en proie à un vertige. Il ferma les yeux. Le goût métallique s'était estompé, il pouvait à nouveau se mouvoir — imparfaitement, mais ce n'était pas rien — il ne lui restait plus qu'à attendre le petit matin. Il avait faim, il était épuisé et la tempête faisait rage dans son esprit.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant