Cet endroit, Albérich l'a arpenté mille fois, dans un temps révolu.
Il est allé s'asseoir sur les gradins, avant la dictature, pour écouter les conseillers d'alors discourir, pour voter, poser une question du bout des lèvres, observer leur démocratie lutter, trébucher, se relever, fleurir.
Bien sûr, il y était aussi le jour des élections, après la chute de Koneg, se rappelle l'instant précis où il est monté sur l'estrade pour saluer les Juvéliens qui l'avaient choisi. Il se souvient de son trac, de la chaleur de ses joues, mais aussi de son désir immense, absolu, de se montrer à la hauteur de tout cet espoir, après plus d'un an de répression et de violence.
Il y est ensuite venu pendant près de six mois, une fois par sixaine, parfois plus, parler avec les citoyens, écouter leurs doléances, expliquer son optique, défendre ses projets. Dans l'ombre, cependant, se trouvait un pouvoir dont il n'avait aucune connaissance. Ceux qui se moquent de la volonté populaire, des lois, des institutions, ceux dont les desseins s'encombrent peu des individus.
À présent, debout dans la rotonde extérieure, sous les premiers balcons, il a conscience comme jamais de l'inanité de l'élan qui l'animait alors. Le temps perdu. L'énergie gaspillée. Les nuits sans sommeil. Les palabres. Les espoirs piétinés. À l'est, là où le soleil se lèvera demain, il fait tout à fait noir. Le ciel est voilé, les nuages lourds, la lune ne viendra pas saluer leurs errements.
À sa droite se trouvent les cinq non-morts qu'a relevés la sorcière folle. Des mercenaires qui agissaient sous les ordres de Maelwyn et dont la carcasse est désormais vouée à la cause obscure. Valgrian abhorre cette magie monstrueuse et quelque chose, dans le ventre de l'ancien Flamboyant, se contracte au rythme d'un coeur qui s'émeut.
Lui-même n'en pense rien. Il faut qu'ils soient efficaces, meurtriers, car le général ne viendra pas seul, malgré son désir intact d'étouffer la cabale avant qu'elle ne l'éclabousse. Albérich a profité de sa culpabilité dévorante autant que possible, mais vient le moment où il faut porter le coup de grâce. Il sait que Conrad aurait préféré qu'il renonce, qu'il laisse les Juvéliens gérer le désordre, les tensions, les failles, jusqu'aux élections. Mais il ne peut pas. Il a besoin de mettre un point final à cette querelle – sa vengeance – avant de pouvoir poursuivre son chemin.
Conrad, de plus, ne comprend pas l'âme juvélienne aussi bien qu'il se le figure. Maelwyn pourrait se redresser. Il l'a fait plus d'une fois, par le passé. Il choque certains mais en rassure beaucoup d'autres. S'il s'impose par la force, il pourrait réussir.
Non, il n'a pas le choix.
Le général viendra, car il a reçu un message d'Helga, la cheffe de son groupuscule minable. Une promesse, un point de rendez-vous. Maelwyn veut le voir mort, lui, Albérich Megrall, l'homme qu'il pensait avoir assassiné, puis regarder son cadavre brûler, jusqu'au dernier os, la dernière cendre, s'assurer qu'il n'en reste absolument rien, cette fois.
Ensio a brisé Helga sans grandes difficultés, en Casinite entraîné. Elle a cru sauver sa vie en rédigeant le document requis, en leur révélant les dernières personnes dans le secret : un néjo, une épéiste convalescente et Étienne de Villintime, sans doute le plus dangereux.
Albérich connait les méthodes qu'emploient les mages de guerre : ils frappent fort, d'emblée, puis se replient sous le couvert des bras armés, épuisés. Étienne ne fait pas exception, d'autant qu'il est devenu davantage un officier qu'un homme de terrain, au fil des années. Il conserve une puissance considérable, qu'il ne peut pas négliger.
Son escorte cadavérique s'en chargera. Chacun des soldats blafards est animé d'un semblant de volonté propre et a conservé ses connaissances d'autrefois, mais Conrad a cajolé la sorcière pour qu'elle puise au plus profond d'elle-même et du sang de ses victimes pour leur insuffler d'autres pouvoirs, plus meurtriers. Ils ont sacrifié deux mercenaires prisonniers, la prêtresse de Mivei, et deux de leurs recrues, dont Albérich ne s'est pas donné la peine de retenir le nom.
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Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépuscule
FantasiAttention, ceci est la seconde partie du Printemps des Obscurs... La lire sans avoir terminé le premier tome est absolument inutile. De même, le résumé qui suit contient immanquablement de nombreux spoilers ! *** Après le coup d'éclat des prêtres, l...