La Pension des Nénuphars était un établissement tranquille, en bordure d'un petit parc arboré, le refuge d'une paire de vieillards, d'un jeune magicien en quête de travail, d'une noble de province de passage dans la capitale, et d'un espion esprin. Sous la houlette de leur hôtesse, une quinquagénaire maternelle du nom d'Amaryllis, ce petit monde partageait la salle commune pendant les repas, devisait dans les couloirs et profitait d'une cuisine juvélienne traditionnelle de qualité et d'un lit douillet, pour une somme modeste.
Llewellyn se félicitait d'avoir trouvé une chambre dans cet endroit ravissant, une couche de respectabilité supplémentaire sur la couverture que Kerun avait malmenée d'emblée. Il y vivait depuis son arrivée dans la cité de Valgrian et n'avait pas l'intention d'en déménager, jamais, sauf si sa fortune prenait un tournant imprévisible et qu'il avait soudainement de quoi s'acheter une villa cossue dans les beaux quartiers. Peu de chances. Il gagnait peu sa vie, juste assez pour ne pas dépendre des largesses de la ville mère, distante, dont l'ombre envahissait quotidiennement ses pensées.
Ce refuge, Kerun le connaissait bien sûr, même si l'elfe veillait à ne jamais l'y déranger, préférant le coincer dans la rue, un peu plus loin, quand il avait à l'entretenir d'un sujet urgent. Depuis qu'il avait été apostrophé par Brendan Devlin dans le Parc, depuis qu'il avait contacté quelqu'un à l'intérieur – Othon de Fumeterre – pour lui rendre service, Llewellyn s'était attendu à voir débarquer son homologue juvélien, avec les consignes d'usage : tiens-toi à distance.
Il n'en avait rien été.
En soi, cette absence étrange était un signe. Un signe que Kerun avait d'autres chats à fouetter, ailleurs, plus urgents, plus dangereux, que lui. Llewellyn était presque vexé. Il devait surtout en profiter. Communiquer ce qu'il avait appris. Creuser davantage. Déstabiliser, s'il le pouvait, avec doigté et discrétion.
Car une Juvélys déstabilisée était une Juvélys repliée sur son nombril, sur ses rues et ses toits, ses citoyens et leurs urgences. Esprin ne demandait rien d'autre : la latitude, dans son propre domaine, d'agir à sa guise, sans risques de répercussions, de s'étendre et de nettoyer, de régler ses problèmes, de museler ceux qui le méritaient, d'exploiter les autres, terres et hommes, pour le plus grand bien de certains, dans la gloire de Kintaa.
Bien sûr, Juvélys ne reconnaissait aucun domaine à Esprin. Esprin était un chancre, un scandale, une abomination qu'il faudrait tôt ou tard éradiquer. Plutôt tard, vu les circonstances. Llewellyn ne savait pas qui étaient les Obscurs, mais se doutait qu'ils n'étaient pas commandités par les siens. Il était l'agent senior en ville – du moins le pensait-il – et on ne l'avait averti de rien. Du pain bénit, cependant. Il en aurait loué Tymyr.
Dans la pension, personne n'ignorait qu'il venait d'Esprin. Kerun lui avait interdit de se présenter autrement. Loin de le constituer en danger potentiel, il était perçu comme un grand blessé, un pauvre garçon en quête de chaleur, de musique et de bonne chère, qu'il convenait de dorloter. Au départ vexé par ce mépris de sa cité natale, il s'était pourtant conformé à cette image qu'on avait de lui. Jamais dans sa vie on ne l'avait traité de la sorte. Les Juvéliens étaient mièvres et fragiles. Peut-être faudrait-il un siècle à Esprin pour prendre le dessus, mais le jour viendrait, il suffisait d'être patient.
— Un pli pour vous, Maître Argall, annonça Amaryllis en lui tendant l'enveloppe, alors qu'il s'installait pour petit-déjeuner.
Il découvrit le courrier de Brendan Devlin avait une surprise amusée. Mivei s'était rangée du côté de Kintaa et du sien. Il n'y avait rien à faire : l'information lui tombait dans les bras. La peur de voir débarquer Kerun lui donna des ailes. Il fit rapidement honneur aux délices de son hôtesse puis fila dans la rue.
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Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépuscule
FantasyAttention, ceci est la seconde partie du Printemps des Obscurs... La lire sans avoir terminé le premier tome est absolument inutile. De même, le résumé qui suit contient immanquablement de nombreux spoilers ! *** Après le coup d'éclat des prêtres, l...