Darren aurait pu rester à la caserne et laisser ses subordonnés gérer le programme de la matinée. Après tout, les tâches à accomplir n'étaient pas de son ressort : sa place n'était plus que très rarement sur le terrain. Mais il n'était pas elfe à laisser ses hommes se farcir le sale boulot: si la garde devait agir de manière impopulaire, comme c'était le cas ce jour-là, il tenait à en assumer pleinement les conséquences.
Comme un essaim bleu ciel, ils se dirigèrent vers le Parc Circulaire bien après la fin de la Veillée Funèbre, une fois tous les laïcs rentrés chez eux. Ensuite, ils se déployèrent autour du Temple de Valgrian, un groupe devant l'entrée principale, et un autre à la porte des Flambeaux, et attendirent. Darren avait fait mobiliser une centaine d'hommes : soixante étaient placés sous les ordres d'Ermeline, quarante sous ceux de Falco. Il avait préféré se passer d'Hagen : sa colère était bien trop spectaculaire pour être exposée dans la rue.
Depuis le temple, des prêtres les aperçurent : un attroupement, sur la terrasse du toit, les pointait du doigt, et deux novices traînaient sur le parvis pour faire l'accueil des premiers fidèles. Sans doute avertis par ces jeunes sentinelles, un prêtre plus âgé vint jeter un coup d'œil inquiet sur le rassemblement d'uniformes, puis s'esquiva.
Darren espérait que les troupes du général Maelwyn arriveraient rapidement. Il avait tout envie sauf d'avoir à expliquer à Dame Céleste pourquoi ses hommes faisaient le pied de grue sous ses fenêtres. La tâche qui leur avait été assignée n'avait rien à voir avec le Temple : c'était l'armée qui le mettrait sous surveillance. La garde était là pour canaliser la population, les fervents de Valgrian, qui subitement, n'auraient plus accès à son sanctuaire.
Il y aurait des questions, des rumeurs, de la colère et de l'angoisse, Darren le savait. Et il savait aussi qu'il ne pourrait pas donner de réponses aux inquiétudes légitimes des Juvéliens. Combien de temps le Temple resterait-il fermé ? Pourquoi l'était-il au juste ? Les gens songeraient aux cabales d'hier, sans nul doute, à cette secte qui un temps avait voulu instaurer une théocratie dans la cité, mais ils songeraient aussi à la manière dont Damien Koneg avait détruit l'église valgrianne dès les premiers jours de son règne. Bien sûr, on parlerait des Obscurs. Le général Malewyn prenait des risques à s'aliéner ainsi une frange majeure de la population, mais les élections étaient encore distantes de plus d'une demi-année, sans doute espérait-il redorer son blason d'ici là. Il n'avait pas l'intention d'égorger les prêtres dans leurs murs.
Du moins, Darren l'espérait.
— Qu'est-ce qui se passe ? entendit-il quelqu'un murmurer quelque part sur sa droite.
Personne n'aurait osé l'interpeler directement et il avait l'ouïe fine : un homme bien habillé posait la question à une marchande de fleurs, à une dizaine de toises. Elle ne répondit rien, se contentant de secouer la tête. Mais leurs yeux revinrent à la garde, au Temple, et Darren commença à percevoir des signes de nervosité à la fois parmi ses hommes et chez les promeneurs matinaux. Il se demanda si le général avait l'intention de passer directement par le nord du Parc ou de le contourner par le quartier est. Entre ses jambes, son cheval dansa un moment, gagné par la tension ambiante. De plus en plus de passants s'arrêtaient, cherchaient la cause de ce rassemblement d'uniformes, puis échangeaient des messes basses.
Quand Darren avait annoncé la disparition d'Hector au général, la veille, ce dernier avait paru moins surpris que l'elfe ne l'avait anticipé. Il était resté silencieux, avait fait les cent pas, puis décidé la fermeture du Temple sans autre forme de procès.
Pour leur bien, le temps que les choses se tassent, la seule manière de s'assurer que les Obscurs ne puissent pas pénétrer dans leurs murs.
Darren avait argué qu'il aurait d'abord fallu en discuter avec les principaux intéressés , mais le général s'était servi de la Veillée Funèbre et de l'urgence pour les mettre devant le fait accompli.
Une fois en sécurité, nous aurons tout le loisir de palabrer.
Palabrer. Le choix du mot en lui-même voulait tout dire. L'elfe n'avait pas insisté, c'était inutile. De nouveaux pots cassés en perspective, mais Maelwyn n'avait pas complètement tort : la mort d'Hector était un événement majeur et la fermeture du Temple pourrait se justifier par l'ampleur du deuil à porter. Mais comment les Juvéliens accueilleraient-ils la nouvelle ?
Officiellement, c'est un accident, rien d'autre.
Un mensonge. Les gens le sauraient tôt ou tard. De ça, le général ne se souciait guère. Une chose à la fois, disait-il. Un raisonnement typiquement bancal, typiquement humain.
Un prêtre sortit sur le parvis : Florent, un Valgrian né et formé à Juvélys, un homme dont le réseau était vaste et l'influence certaine. Il était flanqué de Rachel, l'expression suspicieuse. Ils balayèrent les troupes de la garde du regard puis le virent et se dirigèrent vers lui. Darren demeura de marbre. Il ne savait pas exactement ce qu'il avait le droit de leur dire, sinon de rester calmes, de coopérer, et les assurer du respect de la loi par toutes les parties impliquées. En fait, il n'était même pas certain de pouvoir leur faire ce genre de promesses : Gareth avait l'air de considérer qu'ils étaient dans une sorte d'état d'urgence qui lui octroyait tous les droits.
Droit. Un mot qui allait résonner plus d'une fois dans les heures à venir.
De quel droit ? Vous n'avez pas le droit !Un murmure se répandit dans la foule et Darren fut sauvé par l'arrivée de l'armée. Il dissimula sa stupéfaction en réalisant que le général avait mobilisé plus d'une centaine d'hommes, cavaliers, fantassins et mages de guerre. C'était le signe qu'il s'attendait à du grabuge. Les promeneurs et même les gardes manifestèrent leur surprise avec bruit, le murmure des conversations se mua en exclamations et en cris. Le visage de Florent et de Rachel refléta également leur stupeur, puis Darren les perdit de vue comme les soldats s'interposaient entre le temple et la garde. L'elfe ferma les yeux une seconde, les rouvrit. Sur sa gauche, Falco peinait à garder son calme, alors même qu'il avait été averti très clairement — comme eux tous — de la teneur de leur mission. Mais la plupart des gardes étaient valgrians, voir leur Temple agressé de la sorte était insupportable.
Les deux prêtres furent escortés à l'intérieur du Temple par un groupe d'au moins vingt soldats. D'autres prenaient position tout autour du bâtiment. Les portes se fermèrent. L'elfe nota qu'il n'y avait aucune trace du général : les troupes présentes étaient dirigées par son bras droit, Dunwydd, qui donnait ses ordres d'une voix forte sans descendre de son destrier. Le commandant finit par croiser son regard coléreux et comprit que s'il ne voulait pas subir à nouveau les remontrances du général, il lui fallait bouger.
— Dispersez la foule, faites passer le message : le Temple de Valgrian est fermé jusqu'à nouvel ordre, dit-il à Falco.
Le capitaine acquiesça, en proie à des émotions contradictoires. Sans doute était-il à la fois soulagé d'avoir quelque chose à faire, et désemparé devant ce qui était en train de se produire. Les gardes se mirent en mouvement, suivant les ordres. Leur tâche prendrait du temps. Il faudrait parlementer, s'opposer, peut-être arrêter quelques personnes. Darren espérait qu'il n'y aurait pas de violence, que les gens s'en tiendraient à leur stupéfaction. Mais la rumeur galoperait, vive, et la forme que prendrait la réaction était imprévisible. Sans doute d'abord des plaintes à l'assemblée, mais ensuite ?
Les remous de la populace l'inquiétaient, car Juvélys avait besoin d'harmonie après les événements rudes des dernières années, mais ce qui se passait derrière les murs du sanctuaire de Valgrian l'effrayait encore davantage. Sans doute, à cet égard, l'absence de Maelwyn était-elle une bénédiction : lui seul aurait osé maltraiter les prêtres ou les chevaliers.
Les allées du Parc bruissaient tout autour de lui. Rien ne provenait du Temple, le silence, aucun fracas.
Les dieux fassent que cela reste ainsi.
VOUS LISEZ
Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépuscule
FantasiaAttention, ceci est la seconde partie du Printemps des Obscurs... La lire sans avoir terminé le premier tome est absolument inutile. De même, le résumé qui suit contient immanquablement de nombreux spoilers ! *** Après le coup d'éclat des prêtres, l...