83. Antoine

19 5 16
                                    

Assis sur une chaise, sévèrement saucissonné, Antoine lorgnait le plafond de la cellule dans lequel on l'avait enfermé. Il cherchait à tempérer sa respiration mais la rage le consumait. Il aurait dû avoir peur, sûrement, de ce qui allait suivre, car il avait été capturé par l'ennemi. Il ne ressentait rien de tel. Juste un désir de leur cracher au visage, à ces suppôts de Maelwyn, ces ordures juvéliennes, qu'il haïssait de toutes les fibres de son corps.

Les racines de la fureur remontaient à son enfance, à Novogal, sur la côte nord-ouest, une cité brutalement assiégées par les Griphéliens dans les années 50, conquise en 753, grâce à des complicités internes. La rumeur en avait accusé son père, car il avait accueilli les nouveaux maîtres dans son auberge, devenue quartier général de l'envahisseur. Sa famille avait été préservée, là où d'autres avaient payé le prix fort des exactions casinites.

Un siècle plus tôt, Novogal avait été fondée par des colons jasarins, se plaisait à dire son père, il n'était que justice qu'ils viennent la récupérer. Toute la Vallée Fertile n'existait que parce les Casinites et les Rhyfelliens s'étaient opposés aux elfes qui refusaient de partager. La paix valgrianne était un vernis honorable, un mensonge, qui finirait par craquer. Les Jasarins et les Tyrgrians formaient un seul et même peuple, les seconds issus des premiers, rien d'autre. S'unir dans un vaste territoire englobant les deux îles constituait la voie royale pour la création d'un empire solide, capable de s'opposer aux désirs expansionnistes du Haut Continent.

Mais, en 756, les Tyrgrians avaient fini par l'emporter et rejeter les Griphéliens à la mer. Le rêve d'une nation unique, sous la houlette de l'Empereur, s'était dissipé. Rhyvan s'était rallié à Juvélys, les Casinites avaient été forcés de se replier dans leurs terres pour protéger leur front sud. Le père d'Antoine avait été accusé de traîtrise, son auberge avait été saisie, il avait été jeté en prison, jugé comme une poignée d'autres, libéré quelques années plus tard, sans un sou vaillant.

Antoine était né dans la misère, dans un village à quelques lieues de Novogal, et même là, la réputation de son père les avait suivis. Brimades, insultes, intimidation, il avait le souvenir houleux d'une enfance difficile, qu'il avait menée les poings levés, à rosser le premier qui osait le regarder de travers. Un gabarit taillé pour la lutte l'avait bien aidé.

Pour l'arracher à cette spirale délétère, sa mère l'avait fait placer dans une famille noble des environs d'Omneiri alors qu'il n'avait pas douze ans. Formé au service, battu quand il se montrait rebelle, il était rapidement rentré dans le rang. En surface. À l'intérieur, la fureur ne cessait de grandir.

Contre toute attente, ou peut-être était-ce un geste de Mivei, son jeune maître, Auguste, s'était révélé partager sa colère. Antoine avait découvert que la majorité des comtes et barons qui se partageaient les domaines du nord de Juvélys descendaient directement des officiers jasarins qui avaient conquis la région un siècle plus tôt. Qu'ils avaient été forcés à renoncer au pouvoir qu'ils avaient acquis de haute lutte, se contentant de titres vides et de quelques maigres territoires, consentis par un pouvoir central tout puissant.

Juvélys, la capitale maudite, et ses conseillers dégénérés se permettant de dicter leur conduite au reste du monde.

Le jeune Auguste les haïssait autant qu'Antoine, malgré la tempérance de son père, le baron de Haut-Roc, qui y voyait le signe de temps plus civilisés, plus heureux. Quand l'opportunité s'était présentée, Auguste et son valet avaient quitté le château familial pour gagner le chancre dont ils se défiaient, convaincus qu'ils y trouveraient des alliés.

Ils ne s'étaient pas trompés. Arrivés pendant la genèse du coup d'état de Damien Koneg, ils s'étaient rapidement retrouvés au coeur des troubles. Jeunes et zélés, sans attaches juvéliennes, ils avaient servi de leur mieux, rouages indispensables à la machine brutale que le dictateur avait tissée pour mâter une population stupéfaite. Antoine était resté le serviteur obéissant de son maître, car Koneg aimait le respect d'une stricte hiérarchie, où chaque personne garde sa juste place, assignée par la main glacée de Mivei, juge de la valeur des âmes. Le destin n'est jamais le fruit du hasard.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant