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Il faisait noir. Noir, humide et froid.

Il était éveillé mais il ne savait pas où et de toute façon, il n'avait qu'un esprit et pas de corps. Pas de bras, pas de jambes, ni dos, ni ventre, pas de visage, même, juste un esprit. L'esprit de qui, il n'en savait rien. Cette réalisation, l'absence du soi, ne lui fit pas peur. Il n'avait pas d'émotions non plus, juste la conscience d'être, sans savoir qui.

Il ne faisait en fait pas si noir. Il y avait une lueur sur la gauche, une fine ligne, et il devina qu'il avait des yeux, et que ces yeux lui permettaient d'absorber cette lumière pour en faire sens.

Qui suis-je et où suis-je ? se demanda-t-il plus clairement, sans angoisse.

Quelque chose s'éveilla dans ses épaules, une sensation désagréable, picotements, chatouillis, élancements, mais il ne pouvait que le constater, pas se mouvoir. Il avait des yeux, il avait une peau, des muscles, des omoplates, il n'était pas qu'esprit, et ce noir était un lieu. Il voyait des petites choses hirsutes, des lamelles tordues, irrégulières, jusqu'à la fente lumineuse, si proche et si lointaine à la fois. Elles n'avaient pas de couleur. Rien n'en avait. Le monde était gris et clos, et étrange.

Sa poitrine se gonfla.

Je respire, songea-t-il.

Puis la reconnaissance lui vint. C'était de la paille, un tapis de paille, et la ligne de lumière filtrait sous une porte.
Si je suis, je suis couché, réalisa-t-il.

Couché dans la paille d'une cellule du fort.

S'il avait eu des lèvres, il aurait souri de l'évidence, mais il n'était pas certain d'en avoir. Il ne percevait que la sensation désagréable dans son dos. Bouger ne faisait pas partie du champ des possibles. Subitement un goût métallique lui explosa dans la bouche, l'impression d'avoir du fer plein la langue, glacé et menaçant, et il sentit son estomac se contracter. Il était bien quelqu'un. Il avait un corps qui lui revenait peu à peu.

Cette fois, la sensation de ne pas savoir qui il était le frappa plus brutalement et il sentit bourgeonner un fond de colère en lui.

Le froid et l'humidité avaient gagné le bas de son dos et il comprit qu'il s'était soulagé dans ses chausses. Il n'était pas certain d'en porter mais il perçut l'existence de ses fesses, du haut de ses cuisses, sans pouvoir mobiliser quoi que ce soit.

Le goût métallique revint, plus fort, jusqu'à envahir son champ de conscience. Il sentit les larmes couler sur ses joues, son estomac geindre à nouveau, et il réalisa qu'il avait faim et soif.

Depuis combien de temps suis-je ici ?

Dans une cellule du fort, lui revint l'évidence. C'est une cellule du fort.

Pourquoi savait-il une chose pareille et ne pouvait-il, en même temps, rattraper aucun des éléments de lui-même ?

Alors il sut. La paralysie, le goût métallique, l'esprit avant le corps, la perte de soi.

Il connaissait ces symptômes, c'étaient ceux d'un empoisonnement au kuttröthe, un champignon cavernicole extrêmement rare, utilisé par les néjonians pour capturer, épuiser et asservir les elfes. Il n'avait pas d'effet notable sur les autres races.

Je suis donc un elfe.

Ce n'était pas rien. Il se moqua de lui-même, il aurait pu le deviner à la manière dont le petit rai de lumière lui permettait de deviner la taille de la cellule.

Le kuttröthe était une mauvaise nouvelle. Il allait retrouver son corps et son identité, tôt ou tard, en fonction de la quantité qu'on lui avait inoculée, mais sans antidote, il ne parviendrait plus à entrer en Transe avant plusieurs jours. Or la Transe était vitale, c'était bien pour cela que les néjos utilisaient ce champignon maudit : leurs prisonniers, privés de repos, perdaient rapidement toute capacité à leur résister.

Ils devaient vraiment avoir peur de moi, songea-t-il. Pour utiliser du kuttröthe.

Son esprit frissonna. Le kuttröthe était une substance bannie en Tyrgria, personne n'avait le droit d'en posséder, encore moins de l'utiliser, pas même les services secrets. Où diable ces ordures se l'étaient-elles procuré ?

En Jasarin, songea-t-il.

Avait-il été capturé par des néjos ? 

Tyrgria. Services secrets. Elfe. Cellule du fort.

Sois patient, ça va revenir de toute façon, tu le sais bien.

Mais je ne suis pas un être patient.

Tu es un elfe. Les elfes sont patients.

Ha ! La bonne excuse ! Et une sixaine passe en un clin d'oeil, c'est ça ?

Il revit Nora Felden et son sourire un peu pincé, il ressentit la fureur qui l'avait envahi alors. Ses coudes et ses genoux étaient ankylosés mais il ne put les bouger.

Puis tout déferla. Qui il était, pourquoi il était là, et comme le barrage cédait, il fut envahi par mille images et sentiments chaotiques, Martin et de Iris face aux Obscurs, les Valgrians et Albérich Megrall, les soldats de Maelwyn à l'entrée du Temple.

Son corps resta parfaitement inerte et sa fureur n'y changea rien.

Il avait joué avec le feu et le feu l'avait brûlé ; il faisait encore rage à l'intérieur d'une carcasse parfaitement inutile. Combien de temps faudrait-il pour que le champignon le libère, il n'en savait rien. La volonté ne suffirait pas, en ces matières, il n'y avait nul sortilège à briser. Une heure, dix, peut-être viendrait-on le soulager d'un remède bien choisi avant que les effets naturels du poison ne s'estompent. Mais peut-être pas.

Il ne put s'empêcher de songer à nouveau à tous ceux qu'il troublait de sa disparition, qui n'en seraient avertis par personne. Il était sans doute trop tard, déjà, pour certains.

Cet imbécile, crétin, salopard de Maelwyn !

Son ouragan était privé, il lui broyait les tempes sans exutoire. Stérile. Il tenta de se rasséréner. Il devait planifier la suite. Penser à ce qu'il ferait, ce qu'il dirait pour les convaincre. Il faudrait rattraper le temps perdu, mais ce n'était pas impossible.

Rien n'était jamais perdu.

Si seulement quelqu'un voulait bien venir pour le libérer.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant