66. Darren

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Darren sentait l'eau de mer et la fumée, vestiges d'une fin de nuit agitée.

La foule présente autour du Temple de Valgrian avait forcé la garde à réorganiser ses effectifs et certaines zones étaient désormais moins patrouillées. Choisir ces zones avait fait l'objet d'une réunion au sommet, entre officiers, houleuse bien évidemment. Le port était resté prioritaire, une chance vu les événements récents, ainsi que le quartier administratif et les abords des temples, mais on avait relâché la surveillance au nord-est, là où s'échelonnaient les demeures des plus nantis. Depuis la chute de Koneg, de nombreux nobles et bourgeois employaient de toute façon leur propre service de sécurité pour pallier au faible nombre d'hommes disponibles. 

La politique d'amnistie prônée par Maelwyn n'avait pas permis de renflouer les rangs de la garde et Darren s'en félicitait : récupérer les rebuts de la dictature n'était pas son idée d'un recrutement sain. La réputation qu'il avait gagnée pendant les derniers soubresauts de la révolution – de pouvoir épingler trois partisans de Koneg d'une seule flèche – y était peut-être pour quelque chose. Trois était une moyenne, aimait dire Ermeline avec un sourire sinistre ; Darren aurait préféré qu'aucun de ses officiers n'ait été témoin de son efficacité au massacre.

L'elfe entra dans le vestiaire des gradés et retira son manteau avant de desserrer les lanières de son armure de cuir. Il n'était pas fatigué mais inquiet. Le sabordage du marchand belhiman allait provoquer un incident diplomatique : le conflit sur la taxation de la laine durait depuis des mois et les menaces fusaient entre les producteurs méridionaux et ceux des autres régions de l'île, soutenus par leurs cités respectives.

Que les gens de Frimal aient été assez stupides pour couler un navire adverse illustrait bien l'ampleur du problème et l'incapacité des autorités, jusqu'ici, à calmer leurs ardeurs.

Si c'était réellement de leur fait, ce qui restait à prouver.

Il y aurait une enquête, des arrestations, des émeutes à canaliser, un surcroît de travail que Darren ne parviendrait pas à absorber en mobilisant toujours plus d'hommes autour du Temple. La gestion politique de la crise entre marchands revenait à Fortebrise et Darren avait envoyé un homme reveiller le conseiller. Il faudrait qu'il fasse rapidement une déclaration, sans quoi les choses risquaient de s'enflammer avant l'heure du déjeuner.

Il avait déjà fallu recadrer les premiers charognards venus se repaître du drame : les journalistes, bien évidemment, les mécontents de tout poil, en quête d'exutoire, mais aussi Brendan Devlin, toujours prompt à se mêler des affaires d'autrui. Qu'il ne réalise pas qu'il était en sursis, après ses frasques récentes, dépassait l'entendement.

Comme les ennuis n'arrivaient jamais seuls, un incendie s'était déclaré dans les locaux du service administratif des naturalisations, dans le quartier du gouvernement, et posait un problème d'une tout autre nature. Les demandes de citoyenneté de plus d'un millier de personnes s'étaient envolées en fumée, et avec elles les enquêtes de moralité, les témoignages de confiance, une multitude de documents uniques issus des ambassades d'ici et d'ailleurs, des preuves indispensables de l'identité et de la valeur de chacun. Il n'en existait évidemment aucune copie.

A bien y réfléchir, Darren ne voulait même pas imaginer ce que cela signifierait... Ce n'était pas son métier. Il devait désigner des enquêteurs pour chacune des deux affaires, puis réunir, une fois encore, ses fidèles et faire face.

Son esprit dériva vers le non-mort que les Obscurs avaient envoyé au Fort en pleine nuit. La vision de ce cadavre animé demeurait ancrée dans les prunelles de l'elfe, stupéfiante, à un tel point qu'il se demandait s'il ne l'avait pas rêvé.

Impossible. Les elfes ne rêvent pas.

Outre la persistance de Maelwyn à refuser de jouer cartes sur table, Darren songeait aux quatre Preux Épris qui s'étaient volatilisés, qu'il n'avait même pas eu les ressources de faire chercher sérieusement, pris par d'autres affaires plus pressantes. Morts, certainement. Maelwyn reprendrait le dossier, bien sûr, à présent qu'Amray avait réapparu de sinistre manière. Il tenta d'y trouver un semblant de soulagement, en vain.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant