70. Kerun

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Kerun avait passé les dernières heures prisonnier de ruminations mortelles, en boucle, la rançon du poison qui l'empêchait d'entrer dans sa Transe nécessaire.

Martin et Iris.

En vie. 

Hors d'atteinte. 

Loin de Juvélys, il le fallait absolument, parce que le contraire...

Il n'arrivait pas à imaginer ce qu'ils avaient pu décider. Martin était manifestement à cran et Iris avait besoin d'un appui. Ils avaient sans doute opté pour la fuite ou la dissimulation. Ils étaient capables d'avoir semé leurs poursuivants. L'un et l'autre étaient des experts en la matière.

Quoi qu'il en soit, Kerun ne pouvait plus attendre qu'on daigne venir l'écouter. Car, selon toute vraisemblance, personne ne viendrait. Maelwyn avait voulu l'écarter, le punir, mais il se fichait bien de ce que savait l'agent. Il était persuadé d'avoir toutes les cartes en main, de gérer la crise, même Kerun n'avait rien vu ou entendu qui puisse l'en convaincre. Peut-être, évidemment, un des conjurés était-il une taupe de l'armée, exactement comme l'étaient Martin et Iris. Mais rien n'était moins sûr et l'elfe ne pouvait pas se permettre d'espérer.

Son épuisement le rendait fébrile et irritable. Il ne supportait plus ces murs, cette odeur infâme, l'incertitude, l'humiliation.

Il s'accroupit à côté de la porte et guetta le gardien. Cela prit des heures, mais il s'en moquait, désormais. Il était furieux.

— Vous deviez prévenir le général, l'apostropha-t-il lorsqu'il ouvrit la trappe.

— Qui te dit que je l'ai pas fait ? répondit simplement le geôlier, et Kerun entendit son sourire ironique dans sa voix.

— Je suis un agent du gouvernement. Et un citoyen de cette ville. M'incarcérer sans m'en exposer les raisons, me réciter mes droits et me donner le calendrier de la procédure est illégal.

— C'est pas illégal puisque le général l'a décidé.

— Cela reste illégal. Le général est tenu par la loi, comme nous tous.

— C'est plus illégal, alors. C'est... l'état d'urgence, ou je ne sais quoi.

— J'exige de voir quelqu'un. J'ai droit à un avocat. Ma détention a duré plus d'un jour et une nuit, déjà.

Il n'en était pas certain. Sans doute plus. Peut-être pas. Le kuttröthe brouillait ses perceptions.

— Demain, répondit le gardien.

N'était-on pas déjà demain ? 

— Non. Maintenant.

L'homme rit doucement.

— Demain, dit-il, d'une voix déjà moins claire, signe qu'il s'éloignait.

— Vous n'avez pas le droit ! s'exclama Kerun en frappant du poing sur la porte.

Il avait conscience de l'inanité de ses paroles comme il les prononçait. Maelwyn s'en fichait éperdument, du droit. En dictateur imbécile, il disposait des uns et des autres selon son bon vouloir. L'elfe céda au découragement. Il retourna dans le fond de la cellule, s'assit sur le sol, éreinté par quelques paroles échangées. Les relents du seau d'aisance lui donnaient mal de crâne. Objectivement, pourtant, ce n'était pas le pire endroit dans lequel il avait été enfermé au cours de sa carrière. On ne l'avait pas torturé, non plus, il était nourri, et libre de circuler malgré les chaînes. C'était le lieu de son emprisonnement qui rendait les choses insupportables.

Et les responsables. Et l'urgence.

Evade-toi, lui souffla une petite voix.

Non. Il ne pouvait pas faire une chose pareille. Ce serait se mettre hors-la-loi de manière irrémédiable et Maelwyn aurait gagné. Il devait le forcer à la confrontation.

La colère prit le dessus. Il se releva, marcha jusqu'à la porte, et la frappa du poing.

— Je veux voir quelqu'un ! cria-t-il.

Le silence lui répondit mais il ne s'était pas attendu à autre chose. Il frappa à nouveau, répéta son exigence.

Puis encore.

Et encore.

Et encore.

Il était prêt à tambouriner toute la journée, la nuit,  toute le lendemain, jusqu'à la fin des temps, jusqu'à ce qu'il obtienne ce qu'il voulait. Le couloir résonna d'un nouveau choc, d'un suivant. Merveilleux, l'acoustique de ces allées souterraines : l'écho de sa frustration devait monter jusqu'au ciel. 

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant