96. Fern

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Solbéa vibre sous la pression constante du Flux.

Unique autrefois, perturbé par ce corps céleste, une sphère en suspension dans l'immensité, il a heurté sa surface, s'est divisé.

Une part a survécu, intègre, puissante, une source pure, offerte à celui qui sait y puiser. Brutale, aussi. Mortelle, souvent, car sa nature n'est pas compatible avec la faiblesse des organismes qui entendent la dompter.

Une autre part s'est effritée, morcelée par le choc. En arpentant la surface de Solbéa, chaque filament d'énergie s'est réduit et renforcé au fil de ses découvertes. Ceux qui s'abreuvent dans ces flux multiples le peuvent sans danger, mais leur accès est plus complexe et leur pouvoir plus limité.

La magie de mort émane du Flux Inerte, le Flux Originel, dans toute son immensité et sa violence. Elle se crée en appliquant cette force incommensurable au Flux de Béal, beaucoup plus fragile, et pourtant fondamental. De ce viol brutal des principes de la Vie, naissent les effroyables sortilèges qui permettent de repousser les griffes d'Hilda, la Mort. Celle-ci s'en moque. Tout finit toujours par revenir à la poussière, à la cendre, même si, un instant, on s'en défend. Elle gagne, quoi qu'il advienne, à la fin. Elle laisse faire.

Mais Béal, lui, refuse cette infamie. Il est capturé, soumis, forcé de ramener la vie dans un corps mort, d'insuffler une flamme dans un âtre éteint, ranimer une carcasse pourrissante, et il rue, se défend, hurle, lutte de toutes ses forces.

Il meurtrit son agresseur, c'est la seule voie de sortie, son seul exutoire, mais dans le même mouvement, Béal s'auto-mutile et le monde, autour de lui, perçoit sa souffrance. La magie de mort n'épargne personne. Comme un nuage putrescent, elle empoisonne les cœurs et les esprits, même naïfs, même innocents.

Fern vit dans la douleur, dans la folie, depuis des années. Elle s'en délecte, car au bout du tunnel, ce qui blessait devient extase, un remède à l'inertie, au silence, au néant.

Qui elle est, d'où elle vient, chacun des pas qui l'ont menée ici, elle ne s'en souvient pas. Elle a même oublié qu'à force de contraindre Béal, elle va y laisser la vie. Peu importe. Elle n'est plus qu'un canal qu'emprunte le Flux inerte. Ces instants où le pouvoir brut l'envahit valent bien tous les tourments. Elle se sent résonner avec Solbéa toute entière, avec l'univers tout autour, peut-être. À l'unisson avec le mouvement primordial de leur monde.

Même si elle le guide dans une direction perverse, au cœur d'un Flux qui répugne à cette intrusion.

Le Flux Inerte n'en pense rien, n'en ressent rien, il agit.

Béal se cabre en vain sous son joug.

Aujourd'hui, un homme soutient Fern, susurre à son oreille. Ce n'est pas la même personne que d'ordinaire, mais ça n'a aucune importance. Fern perçoit le sang qui pulse dans les corps des victimes désignées. Chacune comprend, chacune craint, et c'est dans ces instants que le Flux de Béal est le plus virulent et le plus efficace.

Quand le désir de vie s'expose. Quand la peur du trépas explose.

Ces gorges, ces poitrines, vont déverser un tel pouvoir.

Fern, déjà, s'agite. L'étranger qui la conseille lui parle à l'oreille.

Bientôt, souffle-t-il. Bientôt. Mange, repose-toi.

Elle n'en a pas besoin. Elle veut s'abreuver au Flux. Laper ce sang offert.

Sa carcasse se tord de désir, de manque. Béal la torture de l'intérieur, seule la magie peut calmer cette ardeur, cette douleur, ce malaise.

Cette faim.

Ils ne comprennent rien, mais ils promettent.

Les suppliciés pleurent et se tordent dans leurs liens.

Ils supplient mais Fern ne comprend pas leur langage.

L'homme lui demande s'il faut les bâillonner, mais non, surtout pas, leur chant rendra le sortilège encore plus puissant.

Elle trépigne mais elle attendra le signal. Elle lutte, elle aussi, contre des chaînes.

L'homme rit de son impatience.

Bientôt, dit-il.

Elle le croit.

Elle le doit.

Le Flux Inerte tambourine déjà contre ses tempes, dans sa gorge, ses veines, prêt à se déverser.

Elle le caresse et le cajole, même s'il n'en perçoit rien.

Béal, lui, tremble et tente de lui briser le coeur. Peut-être y parviendra-t-il aujourd'hui.

Non.

Elle a encore en elle d'exaucer le souhait de cet étranger généreux.

Une apothéose avant le néant.


Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant