Enfin la nuit.
Le geôlier ne s'arrêta pas devant sa porte. Kerun l'entendit siffloter – les deux premières mesures des Demoiselles de Frimal – comme il remontait une dernière fois le couloir avant d'abandonner les profondeurs. Personne n'avait daigné lui porter à manger de toute la journée, une punition supplémentaire, mais de toute façon, son estomac n'aurait rien pu retenir.
Sans doute croyaient-ils que les elfes pouvaient se passer de nourriture comme de sommeil, qu'immortels, ils voyaient passer les années en un clin d'oeil et guérissaient spontanément des pires blessures, qu'ils reconnaissaient les arbres à leurs feuilles et les oiseaux à leur chant, qu'ils parlaient aux animaux, s'orientaient dans le noir le plus profond comme en pleine journée, et autres absurdités du même acabit.
Pensées inutiles, douloureuses, mais ruminer l'empêchait de sombrer. Les heures à venir seraient difficiles et critiques, il ne pouvait pas prendre le risque de fermer l'oeil, ne fut-ce qu'une seconde.
Une fois le silence revenu, il compta jusqu'à mille en contrôlant son souffle. Il se sentait épuisé, plus qu'épuisé, mais au bord du gouffre s'offrirait une nouvelle source d'énergie, l'élan paradoxal de la survie, et il savait qu'il en était proche. Il n'aurait qu'à y puiser le moment venu.
Son aiguille de métal à la main, il se pencha sur la serrure, joua quelques instants à l'intérieur, sentit la fine barre de métal ployer, s'accrocher, puis il poussa doucement jusqu'à ce que retentisse le déclic. Il parut tonitruant dans le couloir déserté, mais Kerun savait que personne ne l'aurait entendu. Avant de quitter la cellule, il jeta un regard circulaire sur les lieux. Il retourna chercher le seau d'aisance, le vida sur le sol, puis l'emporta. Une arme grossière mais la seule à sa disposition. Il poussa la porte et sortit.
Les chiffres 207 s'étalaient sur le bois, peints d'une main maladroite.
Deuxième sous-sol, et proche de la sortie. Invoquer le plan des lieux dans son esprit ne lui prit que quelques secondes, même s'il semblait flou, et que le doute le taraudait. Reflet du poison. Il voyait juste. Il devait dépasser les deux prochains couloirs, à droite et à gauche, continuer tout droit, et la cage d'escalier serait dans le conduit suivant, au fond à droite, derrière un petit poste de garde. Deux lampes seulement éclairaient les murs sombres, mais c'était bien assez de lumière pour ses yeux d'elfe, en dépit des effets du kuttröthe.
Tout en remontant le couloir, pieds nus, il se demanda combien de ces cellules étaient occupées. La prison sous le fort n'était pas censée servir pour les affaires civiles, mais il y avait eu du grabuge à la guerre, comme toujours : des rapines, des viols, des désertions, qui méritaient sanction. Il restait aussi des Griphéliens dans cette cave immonde, retenus illégalement depuis la rafle, Kerun en était persuadé.
Ce n'était pas le moment de s'en inquiéter. Il devait rester dans l'instant, désormais ; chaque fragment de son être, de son âme, consacré à la fuite. Pas après pas, il progressa dans l'obscurité, silencieux comme un chat. Dans la prison principale, sur le Port, la magie aurait constitué le danger principal, mais en pleine nuit, dans un endroit primitif et oublié de tous, Kerun savait exactement à quoi s'en tenir.
Il entendit des pas. La ronde nocturne d'un gardien zélé. Il n'y avait pas beaucoup d'endroits où se cacher mais la pénombre était généreuse, et il se chercha une embrasure de porte dans laquelle il se tapit. Au pire, il avait le seau, qu'il espérait ne pas devoir gaspiller trop rapidement. La lumière d'une lanterne surgit au coin du couloir mais persévéra dans une autre direction. L'elfe se relâcha, reprit rapidement sa route. Les choses seraient pires à l'étage supérieur, sans doute bien plus peuplé que le sien. Avant le rez de chaussée, la cour, les remparts et la ville.
Mille obstacles qu'il devait franchir sans être rattrapé.
Il prit une profonde inspiration et tourna à droite vers le poste de garde. Ses tempes l'élançaient déjà et son souffle chuintait. Il contrôlait tout ce qu'il y avait à contrôler, pourtant, son allure, son regard, ses pensées. Un homme lisait l'Écho en buvant de la soupe. Pendant une fraction de seconde, Kerun se persuada qu'il s'agissait d'un de ses agresseurs et toute la maîtrise qu'il avait de lui-même fondit sous l'effet d'une brusque bouffée de fureur. Qui retomba aussitôt. Comme la plupart des gardiens de prison, l'inconnu était massif, les épaules larges, le visage dur, mais la ressemblance s'arrêtait là : Kerun ne l'avait jamais vu.
Se faufiler derrière lui pour atteindre la cage d'escaliers tenait de l'impossible. L'elfe raffermit donc sa prise sur le seau et entama sa progression vers la table, profitant du fait que le gardien lisait en tapotant du doigt sur la table, menue diversion. À un moment, un seul, le geôlier releva les yeux, balaya le couloir puis retourna aux nouvelles du jour. Il était manifestement plongé dans ses pensées car son regard était vide et ne s'arrêta pas sur l'ombre un peu plus dense qui s'était figée contre le mur.
Plus que quelques toises. Le seau devenait de plus en plus léger dans sa paume. Les décisions avaient été prises, l'ennemi avait changé d'armoiries. Il ne songea même pas au fait qu'il était en train d'attaquer un membre de l'armée régulière lorsqu'il le frappa. Le bois renforcé tint bon mais pas le gardien qui s'effondra sur sa table. Kerun vérifia qu'il était encore vivant, lui subtilisa son épée à courte lame et son trousseau de clés, puis s'engagea dans l'escalier au pas de course, sans un regard en arrière.
Il fallait traverser tout l'étage suivant pour pouvoir gagner le rez-de-chaussée, un contretemps conçu tout spécialement pour retarder les évadés. Mais l'objectif n'était pas non plus d'épuiser les gardiens, aussi n'y avait-il qu'une longueur de couloir à parcourir avant d'atteindre la cage d'escaliers. Kerun s'immobilisa sur les dernières marches, conscient qu'une énorme tache de lumière trahirait son arrivée au niveau supérieur. Bien sûr, le gardien serait peut-être en train de lire, lui aussi, mais il ne pouvait pas y compter. Il prit une légère inspiration et ses côtes protestèrent. Il sentit le goût du sang sur sa langue. La colère flamba à nouveau, une seconde, comme il réalisait qu'ils l'auraient laissé crever sur la paille de son cachot, sans s'en inquiéter.
Cette colère l'emplit d'une énergie bienvenue et il franchit les dernières marches.
— Fran ?
Le gardien l'avait vu mais il avait déjà regagné l'ombre. Il était bien sûr beaucoup trop mince pour ressembler à un geôlier. Il se mit à courir. L'homme était debout, la main à sa ceinture.
Vitesse, précision, détermination.
Ne le tue pas ! hurla quelque chose en lui.
Il prit appui sur la table, évita la lame brandie, balaya l'homme du pied droit et l'envoya voler sur le sol. Il s'effondra sur sa chaise, la brisant sous son poids. À présent debout sur la table, Kerun sauta à côté du geôlier, le désarma et le frappa à la nuque. Un cri retentit sur sa gauche, un adversaire qu'il n'avait pas le temps, la force, le désir d'affronter. Il fila vers l'escalier.
Il ne ressentait aucune peur : l'échec n'était pas permis.
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Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépuscule
FantasíaAttention, ceci est la seconde partie du Printemps des Obscurs... La lire sans avoir terminé le premier tome est absolument inutile. De même, le résumé qui suit contient immanquablement de nombreux spoilers ! *** Après le coup d'éclat des prêtres, l...