85. Darren

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Darren arpentait les remparts du fort depuis déjà un bon moment quand la cloche d'alerte retentit. Depuis les hauteurs, il cherchait à mettre de l'ordre dans ses pensées orageuses. Il s'était attendu à être convoqué par Maelwyn mais rien de tel ne s'était produit. Le général était resté invisible.

En fin de journée, son âme damnée, le général Dunwydd, s'était déplacée au Temple de Valgrian pour informer la garde qu'Othon de Fumeterre serait transféré à la prison du fort dès le lendemain. Darren, heureusement présent à ce moment-là, s'était opposé à cette décision. Puisque le Flambeau était un civil, une ritournelle qu'adorait seriner Maelwyn, il n'était pas passible de cour martiale, et serait donc jugé par un tribunal régulier. En conséquence, il serait conduit à la prison du port, sous juridiction de la garde.

Dunwydd avait protesté mais Darren était resté inflexible : seul Maelwyn pouvait, s'il le désirait, venir lui ordonner le contraire. L'officier l'avait menacé à demi-mots mais Flèche-Sombre n'en avait cure. L'absence du général, inquiétante en elle-même, signifiait qu'il lui cédait officieusement la gestion du Temple, Dunwydd n'avait même pas essayé de le contester.

L'elfe jeta un coup d'œil vers la cour. La cloche sonnait à la volée, désormais, appel aux hommes disponibles pour rattraper un prisonnier évadé. D'un geste presque réflexe, Darren encocha une flèche. Perché sur un créneau, il avait une vue imprenable sur le quadrilatère de terre brune, et son acuité d'elfe lui en révélait le moindre détail. Seuls certains angles demeuraient masqués par la réserve, les nouvelles écuries et le bâtiment décidément mal placé de la forge.

Le fugitif avait bien choisi sa nuit : les troupes présentes au fort étaient peu nombreuses, contraintes à patrouiller en d'autres lieux à raison des événements des derniers jours. Mais il restait suffisamment de gardes et de soldats pour lui donner la chasse, et les portes d'enceinte seraient infranchissables. Sans doute entendait-il se cacher quelque part et attendre l'aube pour tenter une sortie. L'un dans l'autre, sa tentative était vouée à l'échec. Darren se savait capable de placer une flèche dans le genou de n'importe qui dans le périmètre du fort, même sur la muraille d'en face.

Un mouvement se dessina sur la droite et trois soldats jaillirent du donjon principal, remorqués par leurs chiens, coururent en tous sens, avant de s'engouffrer dans les écuries. Des hennissements de protestation résonnèrent aussitôt comme l'odeur des molosses arrachait les chevaux à leur sommeil.

Un second groupe de soldats sortit et s'éparpilla dans la cour, brandissant des lampes à huile vers les recoins obscurs. Darren hésita à leur crier qu'il n'y avait personne mais s'abstint. Ils ne comprendraient pas d'où venait sa voix et seraient incapables de l'apercevoir, sans parler de le reconnaître.

À voir la manière dont ils s'agitaient, ils devaient l'avoir perdu. L'homme avait réussi à quitter les niveaux inférieurs de la prison, ce qui en soi était déjà un exploit. Il disposait d'au moins trois issues pour quitter le bâtiment principal au niveau de la cour, mais s'il était audacieux, il pouvait grimper dans les étages et tenter une sortie plus aérienne.

Les soldats fouillèrent un moment la cour, s'invectivant à voix forte, tandis que la cloche sonnait de plus belle, créant un écho discordant sur la pierre sombre de l'enceinte. Les sentinelles postées aux portes s'agitèrent, Darren devina leur nervosité au mouvement de leurs ombres, et dans un grondement, la herse du pont-levis s'abaissa. Les armes étaient déjà pointées : l'évadé devait être un homme dangereux. Un officier véreux. Un déserteur. Un Griphélien au profil inquiétant.

Darren songea au cadavre animé d'Amray de Novogal, qu'on avait convoyé jusqu'au fort par un chemin inconnu. L'elfe pariait sur les douves, reliées au réseau souterrain par au moins trois canaux, mais l'enquête ne le concernait pas et, vu les derniers événements, il n'avait plus eu le temps d'y songer. Le général pouvait garder ses foutus Obscurs.

L'elfe balaya à nouveau la cour du regard, tous les sens en éveil.

Il remarqua alors une nouvelle ombre sur le côté gauche de l'atelier du bourrelier, à quelques mètres d'une fenêtre du premier étage entrouverte. Un saut risqué, si tel était son point de départ. L'ombre était parfaitement immobile, Darren n'en distinguait qu'une courbe, le dessin d'une épaule, peut-être d'une hanche.

Lentement, silencieusement, il banda son arc, jusqu'à obtenir cet instant de tension parfaite, et visa. Il ne fallait pas tuer, juste estropier suffisamment pour que la capture soit ensuite aisée. La silhouette bougea, prit appui sur un tonneau et Darren identifia brusquement Kerun.

Son cadet était méconnaissable, vêtu des loques souillées d'un uniforme de prisonnier, et manifestement blessé. L'expression sur son visage reflétait une détermination hallucinée et une souffrance vive. Il était aux abois.
D'une flèche, Darren aurait pu mettre fin à cette escapade. À cette distance, il ne pouvait pas le manquer, il l'atteindrait exactement où il le voulait : poitrine, ventre, cuisse... ou en plein front.

Mais le commandant de la garde était paralysé par la stupéfaction, l'horreur et bientôt la fureur. Il détendit sa corde et baissa sa flèche vers le sol. Comment une telle chose avait-elle pu se produire ? Maelwyn l'avait fait arrêter, bien sûr, ce n'était pas vraiment une surprise. Mais sans en avertir Nora Felden ? Et comment... pourquoi était-il dans un tel état ? Ce n'était pas le fruit de son évasion, Darren le savait. C'était le résultat de mauvais traitements qui lui avaient été infligés au sein même du fort.

Kerun était débout sur le tonneau et il monta, précautionneusement, sur l'appentis voisin de l'atelier. Il grimperait ensuite sur le toit, puis atteindrait aisément le rempart ouest. De là, il gagnerait le trébuchet et pourrait descendre dans la rue.

Le souffle court, Darren se détourna, dévoré par des images d'autrefois, d'un siècle plus tôt, de la violence qui avait ravagé son peuple, cette guerre barbare entre elfes et humains, du traitement dégradant des prisonniers, des tortures, des fruits implacables de la haine, de la peur et de l'intolérance, qui l'avaient mené à abandonner les siens dans l'espoir de parvenir à canaliser l'envahisseur.

Affronter la brutalité de l'être humain, sa vilénie, une cruauté que les elfes ne connaissaient pas.

Les Tyrgrians avaient fait du chemin, depuis, Valgrian s'était imposé comme divinité tutélaire, chassant les dieux plus destructeurs des premiers colons. La torture était interdite par la constitution, comme les exécutions. Les elfes jouissaient des mêmes droits que les humains, à Juvélys comme partout ailleurs sur l'île, et la Sylarith était protégée.

Cela n'a rien à voir avec le fait qu'il soit un elfe, se morigéna le commandant.

Cette vision, pourtant, en miroir de ce cauchemar...

Que Kerun ait été traité de la sorte était intolérable... et lui, Darren, devait demander des comptes à quelqu'un.

Il abandonna son poste d'observation et se dirigea vers la tour qui donnait sur le donjon principal. Maelwyn ne pouvait plus l'éviter.

Il se figea.

À contretemps des cloches du fort, un autre son puissant lui parvint, dans le lointain, depuis le quartier du port. Une corne de brume. Il se passait quelque chose sur les quais. Quelque chose de grave.

La porte de la guérite s'ouvrit sur la silhouette menue de Phédra, sa nouvelle secrétaire, qu'il avait informée de sa destination.

— Commandant, situation de crise au port. La marine nous appelle en renforts.

— Quoi ?

La corne de brume vagit à nouveau. Le danger venait de la mer.

— Un débarquement, je n'en sais pas plus, compléta la jeune femme.

Flèche-Sombre jura. Les grandes explications attendraient le lendemain : la nuit vorace l'avait rattrapé et il ne pouvait pas se dérober.

Il jeta un dernier coup d'œil sur la cour et l'atelier. Il n'y avait plus personne : Kerun avait réussi à filer.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant