Une fois par sixaine, Darren Flèche-Sombre arpentait les remparts du fort, une sorte de parcours d'athlétisme pour se garder en forme. Il y avait des sentinelles, bien sûr : il s'efforçait de rester invisible à leurs yeux, de déjouer leurs rondes, de tromper leur regard, de les frôler sans qu'elles ne réalisent qu'ils étaient épiés.
Techniquement, il avait le le droit d'être là, mais s'il s'était promené au vu et au su de tous, sa présence serait sans doute remontée aux oreilles du général Maelwyn, qui l'aurait interrogé sur cette manie. Il y aurait lu un manque de confiance envers les gardes humains, probablement, ou une bizarrerie tout elfique.
Darren ne comprenait plus la logique derrière les actes de son supérieur et cela l'inquiétait. Depuis les débuts de leur collaboration, ils avaient toujours fonctionné sans heurts, respectueux de leurs compétences respectives, dans une relative harmonie.
Le général était difficile, mais Darren était patient et prêt à s'adapter à ses travers, fruit d'un long apprentissage aux côtés des humains. Maelwyn se révélait plus pragmatique que ne l'avaient été bien des dirigeants juvéliens avant lui, notamment le jeune Albérich Megrall, qui l'avait précédé. Sa popularité s'en ressentait mais, comme Darren lui-même, il était prêt à agir comme il le fallait, et non comme les gens de la rue l'espéraient. En ces temps troublés, la nuance était essentielle et salvatrice.
Bien sûr, ce n'était qu'un humain, un conseiller qui jouait son rôle un moment, qui régnait aujourd'hui, qui serait mort demain. Bien qu'il n'ait plus de contact avec la tribu qui l'avait vu naître, dans la lointaine Sylarith, Darren avait conservé la manière de penser elfique, différente des perspectives humaines. Chaque drame était un cahot. Ermeline avait raison de le penser insensible mais ce détachement le rendait plus efficace. Il était conscient de l'importance, pour les êtres dont il avait la charge, de chaque heure, chaque jour, chaque année. En tant qu'elfe, il avait la latitude – le devoir – de penser à plus long terme.
Mais un événement, même trivial ou temporaire, pouvait modifier durablement le visage de la cité, et celle-ci influençait la trajectoire de toutes les autres, de Belhime à Frimal. Même Esprin, par contraste. En cela, Darren devait se soucier de cette crise, et il y réfléchissait, froidement, depuis la tour sud-ouest du fortin.
La ville. Le parc lointain, le Temple de Valgrian, les lumières du port.
Encore très jeune, l'identité de Juvélys peinait à se stabiliser. Pour un elfe, évidemment, une part de cette incertitude dérivait de l'être humain en tant qu'espèce, une créature dont l'essence était fondamentalement versatile, indécise, chaotique. Juvélys ne serait jamais Mythma Hatasi, le fruit d'une vision, d'une âme partagée entre mille, l'expression de l'essence définie d'un peuple fort. Mythma qui avait tant saigné, refusant d'ouvrir les yeux, trop figée dans ses certitudes pour accepter l'inévitable, un changement d'ère, l'arrivée des humains et leur prise de pouvoir sur l'île.
Certains jours, face à l'ampleur de la tâche, Darren avait l'impression de n'être plus réellement un être vivant. Il s'imaginait tel un golem, une entité magique, invoquée pour protéger un lieu, à la manière de certains non-morts.
Il songea aux Obscurs et quelque chose se crispa dans son ventre, cette haine viscérale des ténèbres, ce besoin de défaire l'ombre. Autrefois, des hommes viciés s'étaient introduits dans la Sylarith, le sang sur les mains et le cœur pourri. Darren en avait massacré des dizaines, en vain, car ils étaient innombrables et enragés. Seuls d'autres hommes avaient permis de mettre fin au désastre, quoi qu'en pensent les sages de Mythma. Car il y avait aussi de la lumière, chez cette espèce, une lumière plus violente, plus vive, plus fragile que chez les elfes, peut-être. Ils étaient l'avenir, et le salut, de la Tyrgria, Darren en était intimement convaincu. Mais ils avaient besoin d'un petit coup de main.
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Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépuscule
FantasyAttention, ceci est la seconde partie du Printemps des Obscurs... La lire sans avoir terminé le premier tome est absolument inutile. De même, le résumé qui suit contient immanquablement de nombreux spoilers ! *** Après le coup d'éclat des prêtres, l...