86. Kaunia

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Dans son rêve, la corne de brume annonce le débarquement d'un navire griphélien. Elle en devine la forme à travers le brouillard et essaie de s'enfuir, mais la plage s'effondre sous son pas, elle court dans un sable qui l'emprisonne peu à peu, et elle sait que si l'Empereur a traversé l'océan, ce n'est pas pour envahir la Tyrgria, mais pour la capturer, elle, la ramener dans la cité de Casin, la rendre au magicien qui se servait d'elle pour étudier les propriétés des hybrides.

Alors elle lutte.

La corne de brume résonne encore, tonitruante, inévitable, et le cauchemar se déchire, la laissant pantelante dans son lit.


Kaunia passa des mains nerveuses sur son visage, dont les traits demeuraient agités par une terreur résiduelle. Ce n'était pas la première fois qu'elle faisait ce genre de rêves, mais ils étaient devenus plus nombreux depuis la rafle. Elle songea à nouveau à tous ceux qui avaient été déportés, à Griselda, Valentin, Guasin, Katie, Harif, les autres, avalés par l'océan et la nuit.

La corne de brume retentit à nouveau et elle se redressa sur son lit. Elle ne se souvenait pas de l'avoir entendue, ces trente dernières années. Plus depuis la victoire contre Griphel. Était-ce le retour de la guerre ? Une invasion, si vite, sur les cendres des champs de bataille ?

Elle hésita puis se glissa hors de son lit, attrapa sa robe de chambre et s'y drapa. Au dehors, elle devinait des clameurs, sans doute ses voisins étaient-ils, eux aussi, arrachés à leur sommeil par le mugissement distant. La curiosité la poussa à descendre. Se voiler la face ne servait à rien. Si Jadon Deach'Unben décidait de mener ses troupes à Juvélys, il faudrait les renvoyer dans la mer.

Le fracas d'une chaise renversée la surprit à mi-hauteur et elle se figea sur les marches en retenant sa respiration. Les sens aux aguets, elle attendit le prochain mouvement. Elle n'entendit rien. Son regard perçait sans mal les ténèbres, mais la cage d'escalier demeurait déserte. Ce fut l'odeur qui lui révéla la présence d'un intrus.

Circonspecte, elle gagna la salle à manger.

L'elfe était assis sur une chaise, le souffle rugueux, diffusant un mélange d'effluves épouvantables. Dans la pénombre, Kaunia distingua sans mal son uniforme de prisonnier, le sang qui lui maculait le visage, les stigmates de son épuisement, partout dans sa carcasse malingre. Sans esquisser un geste, il baragouina quelque chose qu'elle ne comprit pas.

Elle se risqua à faire un pas en avant. Dans son état, il ne présentait pas grand danger, qui qu'il soit. Son regard voilé trahissait une lutte difficile pour ne pas s'effondrer. Elle se demanda s'il était la cause de la corne de brume. Ridicule. Il ne venait pas de la mer.

— Martin et Iris, articula-t-il péniblement.

Ses lèvres formèrent ensuite une question qu'il ne parvint pas à prononcer.

— Ils sont partis, annonça Kaunia. Depuis quelques jours.

L'elfe leva des mains tremblantes vers son visage et y posa un instant les yeux.

— Où ? murmura-t-il.

Un filet écarlate lui coula sur la joue. Son parfum entêtant révulsa la menuisière et elle ferma les narines.

— Je n'en sais rien, avoua-t-elle. Ils m'ont dit qu'ils avaient trouvé du travail chez un marchand, dans le quartier portuaire, mais je ne les ai pas revus depuis.

L'elfe hocha la tête, les paupières closes, puis vacilla. Il allait s'écrouler d'une seconde à l'autre.

Un prisonnier évadé.

Elle aurait dû appeler la garde, bien sûr, comme une citoyenne honnête et raisonnable. Mais depuis son passage au fort, elle n'était plus certaine de faire confiance à cette engeance. Ne risquait-on pas de l'accuser de collusion avec cet étranger ? Il était entré sans frapper, connaissait Martin et Iris, qu'elle avait gracieusement hébergés.

Elle s'en voulut de ne pas s'être renseignée davantage sur ce curieux duo. Ils avaient paru tout à fait innocents, serviables et amicaux, et leur présence sous son toit, après le traumatisme de la rafle, l'avait rassérénée. Mais qui étaient-ils, au juste ? Elle n'avait pas cherché à creuser, trop occupée par mille portes à remplacer, partout dans l'Âprecoeur. Certains lui avaient dit que Martin avait des fréquentations louches, mais elle les avait renvoyés à leurs propres affaires. Ils étaient tous nés dans l'ombre, avant de se réfugier sur ces rivages plus cléments, ils avaient droit à leur part de grisaille.

Dans un froissement, l'elfe glissa front sur la table, où il demeura inerte. Il ne tiendrait pas longtemps sur la chaise, cependant, risquait de tomber à tout instant.

Kaunia décida de lui donner asile. Elle aviserait ensuite, quand il irait mieux, qu'il pourrait répondre à ses questions. Ce n'était qu'un jeune elfe. Elle l'était aussi, et davantage.

Au dehors, la corne de brume s'était tue, mais on entendait l'écho distant des cloches d'alerte, qui avaient pris le relais. Rien dans le quartier proche, rien qui ne devait la concerner dans l'immédiat. Chacun son tour d'affronter une crise, le port se débrouillerait sans elle.

La demi-néjo prit une profonde inspiration, approcha encore, mais son invité meurtri semblait inconscient. Elle posa une main hésitante sur son épaule, il tressaillit à son contact sans pour autant s'éveiller. Quelque chose en elle se crispa, un mélange de colère et d'émoi, un instinct maternel qu'elle ne pensait pas posséder, qui s'exprimait dans une situation absurde, face à cet étranger.

Elle ne pouvait plus tergiverser.

Elle devait nettoyer et panser ses blessures, le débarrasser de son uniforme, le coucher, puis aller quérir quelqu'un au Temple de Béal. D'urgence.

Elle l'abandonna à son répit et gagna la cuisine, où elle mit de l'eau à chauffer, avant de fouiller dans l'étagère du garde-manger, à la recherche de tissu propre et de savon. Au dehors, un murmure de conversations, de cavalcades et d'exclamations bruissait toujours, mais elle n'y prêta guère attention.

Des coups frappés à la porte l'arrachèrent à ses préparatifs et elle regagna vivement la salle de séjour.

L'elfe s'était évaporé. Elle le chercha autour de la table, mais il n'était pas tombé. Il semblait simplement s'être volatilisé, comme s'il n'avait jamais existé. L'odeur perdurait, pourtant.

On tambourina à nouveau.

— Kaunia ! Kaunia, ouvre !

Elle reconnut la voix de Félix, le peintre du coin de la rue, et rejoignit la porte. Se faisant, elle devina les traces de sang qui cheminaient à travers la pièce, jusqu'à une fenêtre entrouverte. Elle se mordit la lèvre : il n'avait pas pu aller loin, elle devait le récupérer, sous peine de retrouver son cadavre dans l'impasse entre les maisons, au petit matin.

Elle ouvrit.

Sur le seuil, Félix était hors d'haleine, débraillé, et manifestement ravi.

— Kaunia ! s'exclama-t-il. Le Cageot ! Le Cageot est revenu ! Il a ramené les nôtres et ils ont été libérés ! Ils rentrent ! Ils rentrent, Kaunia !

Elle en resta médusée.

La rue s'emplissait peu à peu de Griphéliens stupéfaits, et la rumeur grondait, chargée de liesse, chargée d'espoir. Une petite foule, déjà, s'apprêtait à gagner les quais, un rempart contre d'autres velléités de leur nuire, au cas où les Juvéliens se raviseraient. Kaunia hésita, jeta un regard vers l'allée, déserte, l'elfe inconnu invisible, puis se laissa emporter par le courant, vers la mer, en dépit d'un couvre-feu que tout le monde avait oublié.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant