99. Marcus

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Albérich était debout dans la lumière orangée de la lanterne, revêtu d'une armure noire marquée d'un cercle rouge à l'endroit exact où, autrefois, s'était trouvé le soleil doré de Valgrian.

Il était plus mince que deux ans plus tôt, surtout de visage, mais il émanait de lui une impression de force bien plus grande. Tymyr l'avait manifestement remercié pour son allégeance, décuplant un pouvoir dont il n'avait jamais fait usage que pour le bien des autres, jusque là.

Marcus savait qu'il était désormais capable de tout.

C'était un tueur, son aura libérée des sortilèges qui la dissimulaient pulsait comme un nuage de ténèbres guettant sa prochaine proie. L'intendant avait l'impression d'y discerner l'ombre de ceux qu'il avait assassinés, des novices de Brendan, des parturientes de Florestan, Hector, Perran, des chevaliers qui les accompagnaient, d'autres dont il ne savait rien.

Albérich avait tué hier, encore, des mercenaires à la solde de Maelwyn.

L'ancien Flamboyant n'avait jamais été un combattant. Comme n'importe quel prêtre, il avait suivi les enseignements martiaux du Temple, une base dispensée à chacun, la rançon d'une époque chahutée, d'un monde encore sauvage. Mais il n'était pas comme Rachel ou Hector, porté sur la violence.

Tant de choses avaient changé, en deux ans.

— Ce soir, ma vengeance touche à son terme, annonça l'ancien Flamboyant. Je vais éliminer Maelwyn. C'est sans doute un peu radical, j'aurais préféré contempler sa déchéance, petit à petit, jusqu'à ce qu'il soit jeté hors de la ville ou qu'il franchisse des limites interdites... mais c'est trop personnel, paraît-il. Et puis ta trahison m'a empêché d'aller au bout de mes intentions initiales, et je ne peux plus rattraper la situation.

Il haussa les épaules.

— Une fois que j'en aurai terminé, nous partirons. Je ne sais pas si nous reviendrons à Juvélys avant un certain temps. Tu viens avec nous, bien sûr.

— Pour aller où ?

Le sourire d'Albérich brillait dans la pénombre.

— À Griphel.

— À Griph... Non !

— Il paraît que c'est une ville qui gagne à être connue. Avec la victoire de l'empereur, l'ambiance est à la liesse. Mais il est temps que Tymyr y contrebalance l'hégémonie de Casin. Nous aurons fort à faire.

— Tue-moi.

— Marcus, voyons. Si j'avais voulu ta mort, nous n'en serions plus à bavarder depuis longtemps.

Il s'accroupit face au prisonnier.

— Une fois Maelwyn hors jeu, j'aurai plus de temps à te consacrer. Tout ça... m'a occupé l'esprit, ces derniers temps.

— Qu'allez-vous faire de moi ? demanda le Valgrian.

— Nous formions une bonne équipe, autrefois.

— Je ne ferai plus jamais équipe avec toi !

Albérich lui prit le menton, l'obligeant à le regarder dans les yeux.

— Crois-en mon expérience, il ne faut jamais dire jamais. C'est un mot dont on use et on abuse sans en mesurer le sens.

Il le relâcha et se redressa. À sa ceinture était suspendue une masse d'armes dont le métal semblait aspirer la lumière, comme si elle s'ouvrait sur un néant sans étoiles. Marcus savait qu'elle avait tué Hector. Était-il possible qu'elle signe bientôt la fin du règne de Gareth Maelwyn ?

— Dis-toi que je vous venge aussi, pauvres Valgrians, en réduisant le général au silence. Finies les insultes, les brimades, les insinuations mensongères.

Il se tourna vers l'intendant.

— Imagine, si quelqu'un s'en était chargé plus tôt... Je n'en serais peut-être pas là, aujourd'hui.

Il y avait une touche de regret dans cette phrase, et Marcus sentit quelque chose saigner à l'intérieur de lui-même. L'ancien Flamboyant avait gagné la porte.

— Albérich, tu n'es pas obligé... Tu peux encore...

— Ne gaspille pas ta salive, Marcus. Tu ne peux pas comprendre. Pas encore. Souhaite-moi bonne chance.

Sur un dernier sourire, il se glissa dans le couloir. Marcus entendit la clé tourner dans la serrure, le protégeant à nouveau de la visite intempestive du Casinite.

Il resta un instant prostré sur sa couche de paille.

Maelwyn.

Griphel.

Combien de temps encore allait-il écouter cette litanie démente, en tremblant comme un enfant dans la pénombre ? Il devait saisir sa chance. Jamais il n'irait à Griphel. C'était un endroit dont il ne reviendrait pas.

Il se leva, contraint par ses chaînes mais libre de se déplacer, et gagna la porte. Il s'y adossa, plaqua les paumes contre la serrure. Puis ferma les yeux et en appela à Valgrian.

La chape d'obscurité qui pesait sur l'antre des cultistes vint l'oppresser en contrepoint, mais il ne capitula pas. Si cet endroit maudit appartenait au Flux de Tymyr, si Albérich pouvait puiser dans l'ombre comme dans la lumière, peut-être Marcus pouvait-il en faire de même. Sans succomber. Demeurer digne et intègre, comme Dame Diane.

La nuit était belle, apaisante, merveilleuse, Mysgari y voyageait dans un océan d'étoiles.

Tymyr et Valgrian, complémentaires et non ennemis.

Il ne chercha pas à lutter contre ce voile d'énergie noire. Il en épousa les contours, s'enfonça dans ses méandres.

Il pria Valgrian, il pria, timidement, Tymyr.

Ses mains liées rendaient son accès plus précaire, mais il s'y était préparé de longue date, dans la rage, et le Flux lui baigna bientôt la langue et les doigts. Il ne parvenait pas à distinguer la lumière des ténèbres, un étrange mélange d'influences qu'il aurait cru impossible un mois plus tôt, mais il cessa de s'en inquiéter.

Il libéra son énergie dans la serrure et esquissa, du bout des lèvres, son sortilège.

Valgrian générait la lumière, révélait la vérité, ouvrait les portes les plus simples pour laisser entrer le soleil.

Il entendit le pêne glisser, relâcha son souffle.

Il pouvait sortir.

Au dehors, tout un groupe d'Obscurs se préparait à semer la terreur, une fois de plus, et Marcus était seul. Il ne connaissait pas la disposition des lieux, l'endroit où l'ennemi se terrait, son nombre exact, son pouvoir. Les dés étaient jetés, pourtant, et il en ressentait un étrange soulagement.

Il devait agir avec prudence, mais sans peur.

Il posa l'oreille sur le bois, et écouta le silence. 

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant