1. Le Dieu Retors

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Nuit du 8ème au 9ème jour d'Eimes

Les flammes s'élevaient jusqu'aux étoiles, un ballet tonitruant et ravageur, qui léchait les branches des chênes assoupis. Rouge et noire au coeur du brasier, l'auberge se consumait, cris et craquements avalés par l'ardeur de l'incendie.

À bonne distance, le Dieu Retors restait hypnotisé par le spectacle, la sarabande fiévreuse s'imprimant peu à peu dans ses yeux humides de fumée.

« Viens. Personne n'y aura survécu. »

Une main agripa son épaule, l'entraîna vers l'arrière, mais il résista, incapable de s'arracher à la contemplation de cette destruction fabuleuse.

« Viens », répéta Conrad.

Il obtempéra, recula d'un pas, d'un autre, puis fit volte face dans le sous-bois. Un instant aveuglé par l'écho de la lumière vive, il calqua son pas sur la silhouette imprécise de son guide, jusqu'à recouvrer la vue. Il le suivit entre les troncs, de proche en proche, jusqu'à la clairière où les attendait Ensio, leurs deux prisonniers et le cadavre.

Bien sûr, Conrad avait exigé qu'il choisisse, seul, qui vivrait un jour de plus et qui mourrait calciné dans les flammes. Comme s'il y avait là un réel dilemme. La morsure atroce du feu, sans pouvoir s'y soustraire, ou l'espoir et la terreur entremêlés d'une condition d'otage, qui finirait dans le sang.

Des promesses de souffrance.

Il avait tranché devant les portes, sans savoir qui dormait derrière chacune, sans hésitation, à la grande déception d'Ensio qui avait espéré davantage d'intention.

Autour d'eux, les ombres dansaient, démultipliées, conquérantes, progéniture de la fournaise mortelle qu'ils avaient allumée pour brouiller leur piste.

Un miroir déformé d'autrefois.

Le Dieu Retors ferma les yeux mais Conrad avait raison : les derniers hurlements s'étaient éteints.

« On s'arrache ? » demanda Ensio en étouffant un bâillement.

Sa silhouette longiligne s'étira en un squelette malfaisant.

« Pas tout de suite », murmura Conrad.

Il s'était agenouillé près des captifs. Le Dieu Retors reporta son regard sur l'ombre mouvante des arbres, la beauté surprenante du carnage.

Il frissonna. Juvélys, lointaine, lui manquait.

« Un seul nous suffira, lâcha Conrad en se relevant. Ramène celui-ci à l'auberge. »

Ensio s'autorisa un gloussement. L'ordre, bien sûr, ne s'adressait pas à lui.

Mais le Dieu Retors ne broncha pas. Il se pencha à son tour, attrapa la victime désignée par l'épaule et, sans plus attendre, la traîna à travers les broussailles, vers l'incendie.

En temps normal, il n'y serait pas parvenu : le prisonnier était plus grand, plus fort, et son désir de survivre formidable. Mais il était muselé par les ténèbres, depuis l'instant où ils étaient entrés dans sa chambrette, le surprenant dans le sommeil stupide de ceux qui s'estiment hors de danger.

Des gémissements s'échappaient de ses lèvres closes et il se tortillait inutilement dans ses liens, faible, si faible, alors que la horde des flammes le réclamait, crachotant d'anticipation vorace.

Même dans l'incendie, il faisait noir. Noir dans les âmes et les coeurs, et bientôt les corps carbonisés. Ce n'était qu'une juste conclusion.

D'un geste presque réflexe, le Dieu Retors murmura quelques phrases pour puiser dans le flux, et se protégea de la brûlure, le corps scintillant d'une brume délicate.

Puis il ferma les yeux et marcha vers le brasier. Au bout de sa main serrée, Geoffroy convulsa comme un chat sauvage, ses cris étouffés par le fracas du mobilier, des planchers et de poutres qui cédaient. Sa lutte féroce ne dura que quelques secondes, des soubresauts d'une agonie furieuse, puis la mort prit le dessus.

Calfeutré dans sa bulle tranquille, le Dieu Retors attendit un moment, le rouge à l'intérieur des paupières, assourdi par les spasmes de l'auberge foudroyée, à peine conscient de la chaleur extrême qui se déchaînait autour de lui. Il desserra les doigts pour lâcher la carcasse du supplicié, puis, les yeux toujours clos, il fit volte-face, jusqu'à regagner l'herbe, le sous-bois, la clairière et la nuit. 

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant