73. Marcus

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Albérich vint seul.

Marcus ne savait pas s'il devait en dériver espoir ou terreur.

Depuis qu'il l'avait arraché aux mains du Casinite, des heures plus tôt, l'intendant avait repassé ses paroles en boucle dans son crâne, s'y trouvant nul réconfort.

Tout ira bien, à présent.

Comment osait-il proférer pareil mensonge ?

Confusément, Marcus sentait que c'était un piège, qu'il aurait dû se défier de ce qui s'était produit, de l'échange qui avait suivi, qu'il y avait là un jeu visant à le faire flancher. Mais le résidu d'amour et de confiance qu'il ressentait pour son ancien ami demeurait inextinguible, vivace, et lorsqu'il s'était retrouvé dans le noir, livré à lui-même et au silence, il s'était pris, en dépit de tout, à souhaiter que l'ancien Flamboyant soit resté auprès de lui.

Il ne voulait pas être reconnaissant, et pourtant il l'était, parce que le Casinite était un monstre, et qu'il avait peur de lui, et qu'Albérich, aussi perverti soit-il, était son seul rempart contre cette ombre maléfique.

C'était exactement ce qu'ils avaient voulu, il le comprenait. Il ne pouvait pas résister. Il aurait voulu qu'Albérich reste. Qu'il ne revienne jamais.

Dans cette pièce immonde, où l'avait traîné le Casinite, était enfermé Soren, il le savait, même s'il ne l'avait pas vu. Il n'était pas présentable, selon l'Obscur. Marcus l'avait cherché dans les ténèbres, sans parvenir à les percer. Il n'avait jamais été proche de l'Himéite, qui ne savait peut-être même pas qu'il existait.

— Retourne-toi.

Marcus obéit et Albérich lui libéra les mains, avant de lui tendre une assiette à l'odeur délicate. Coriandre et cumin, une pointe de safran, de la semoule de blé, de l'agneau mijoté. Il sentit son estomac se contracter et releva les yeux vers son geôlier.

Ce visage.

Si le salut venait, et un Valgrian devait y croire, il viendrait soit de l'extérieur, soit de lui. Albérich errait dans les ténèbres, mais que sont deux ans perdus, quand on marché trente ans dans la lumière ?

Marcus touilla dans son repas, retournant les mots dans son crâne, avant d'oser.

— Le Casinite m'a raconté comment... comment il t'avait fait... mené...

Il fallait qu'il contrôle sa voix. Il tempéra sa respiration.

— Pourquoi attacher tes pas à des gens qui t'ont fait tant de mal ?

Albérich s'assit dans la paille, jambes croisées, aussi détendu, naturel, qu'il l'était autrefois.

— Ils sont un moyen. Ils m'ont ouvert les yeux. Mais si Ensio croit vraiment que j'ai changé de bord à cause de lui... Ensio est un imbécile.

Son sourire s'était élargi, son regard légèrement voilé.

— Je n'ai pas de raison de le détromper. Cela lui donne l'impression d'avoir un ascendant sur moi.

Marcus secoua la tête.

— Je vais te raconter une histoire, Marcus.

Oh non, songea l'intendant, pas encore.

Mais il ne dit rien. Quoi qu'il fasse, l'histoire viendrait. Elle ne pouvait pas être pire que celle que lui avait contée le Casinite, entre deux coups de fouet, plus tôt dans la journée. Une magie impie avait effacé ses blessures, mais ses paroles ne s'estomperaient jamais.

— Elle commence en 755, pendant les guerres juvélo-griphéliennes... Tu étais... à peine né, j'étais adolescent, à Omneiri... Les Griphéliens, soucieux de détourner les forces valgriannes de Jasarin, envoyaient des bateaux en vague sur la côte ouest. Les plages, la campagne, de Belhime à Frimal, étaient des champs de bataille, constants. On ne savait jamais où les navires casinites allaient débarquer, les troupes tyrgriannes étaient en alerte, galopant ici et là, pour défaire les envahisseurs. Nos hommes étaient efficaces, dirigés par des officiers parfois très jeunes, mais qui s'aguerrirent à mesure que les combats se prolongeaient. Parmi eux se trouvait Gareth Maelwyn. Il n'était pas général, évidemment, tout juste capitaine, et il avait été affecté à un détachement de cavalerie. Veux-tu savoir qui était le chef de ce détachement ?

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant