72. Iris

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Assister à l'examen des nouvelles recrues, en rang d'oignon, bras le long du corps avait quelque chose d'extrêmement dérangeant. Peut-être était-ce parce que les esclaves, à Griphel, étaient exposés de la même manière devant leurs acheteurs potentiels, exhibés à leurs regards, sans dérobade possible. Iris n'avait jamais été soumise à pareil traitement, mais elle avait occupé la même position qu'aujourd'hui, celle d'observatrice, à plus d'une reprise.

Encore la veille, face aux otages. Elle n'avait qu'un souvenir flou de l'épisode, comme s'il s'était déroulé dans un cauchemar distant. Pourtant, elle savait qu'elle avait à nouveau prononcé des paroles atroces, et condamné un innocent à la mort. Même si l'acte en lui-même s'effilochait dans la brume, elle n'oublierait jamais son visage. Tant d'autres l'avaient précédé, pourtant, effacés par sa mémoire. Rançon de la survie.

— Vous vous sentez mieux ?

La commisération mielleuse de Conrad lui retourna l'estomac, mais elle lui retourna un sourire pincé. Elle avait psalmodié, perdu connaissance, puis dormi.

Dormi, dormi, dormi encore.

L'Obscur ne semblait pas réaliser que cette fatigue extrême était anormale, même pour son jeune âge. Un mage de mort est toujours affecté par le maléfice qu'il a lancé, mais pas à ce point-là. Iris ne savait pas exactement ce qui provoquait cet épuisement : son corps ou son esprit. Peut-être les deux. Elle ne voulait plus se lever, si se lever signifiait meurtrir. Et son organisme hurlait, en lutte contre lui-même, éreinté par la torture qu'on lui infligeait. La migraine perdurait, ainsi que d'étranges papillons noirs qui dansaient par moments dans son champ de vision. Des fragments ténébreux qui s'attardaient chaque fois plus longtemps.

— Oui, dit-elle néanmoins.

Assis à la table de la salle principale, Iris et le chef des cultistes pouvaient bavarder en aparté. Ensio menait l'inspection, la mine songeuse, Kaya dans son sillage. Megrall, adossé au mur, ne semblait qu'à moitié intéressé. La jeune femme savait qu'elle devrait se forcer à avaler quelque chose. L'elfain cuisinait divinement bien, un rare réconfort dans cet endroit sordide.

— Y en a-t-il, parmi eux, qui pourraient servir ? poursuivit Conrad. Nous pouvons les préserver, en prévision.

Conrad parlait déjà de sacrifier ses recrues volontaires, comme si elles ne valaient pas plus que les otages. Des pions, chacun avec son utilité, mais aussi des hommes et des femmes pervertis, qui avaient choisi de se livrer à l'ombre. Iris s'en sentit à la fois révoltée et presque soulagée. Oui, s'ils devaient en arriver à ça, elle sacrifierait mille fois une de ces ordures, plutôt qu'un autre prisonnier innocent.

— Ça dépend du sortilège, annonça-t-elle, détachée. La plupart des humains adultes en bonne santé font l'affaire.

Conrad acquiesça.

— Ensuite, certaines incantations exigent des âmes pures, d'autres des âmes sombres.

Un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle hésita, puis décida d'entrer dans la danse.

— Ensio, par exemple, ferait un excellent sacrifice pour un rayon assassin.

Conrad lâcha un rire sincère ; elle l'avait bien jaugé.

— Peut-être un jour, mais pour l'heure, il m'est encore trop utile.

Il semblait réellement amusé.

— Est-ce que cela veut dire que les adolescentes et l'elfain ne servent à rien ?

Iris pinça les lèvres, croisa les bras et haussa les épaules, de l'air le plus distant possible.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant