3. Iris

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Iris grimpa les escaliers quatre à quatre, manquant se prendre les pieds dans sa robe, puis, sans se soucier de la manière, elle martela la porte de la mansarde des deux poings, en un vacarme assourdissant.

« Martin ! Martin ! Debout ! »

Il n'eut pas besoin de répondre car la vieille porte, fatiguée, s'ouvrit d'elle-même sous ce traitement barbare. La jeune femme vira au pivoine en découvrant son compagnon débraillé qui émergeait d'entre les draps, torse nu et les traits chiffonnés.

« Bon sang, Iris... » grommela-t-il en attrapant sa chemise d'une main maladroite.

Le visage brûlant, elle regagna le couloir et s'appuya contre le mur.

« Désolée, siffla-t-elle, le coeur battant. J'étais... Je dois... »

Elle reprit son souffle, paupières closes, cherchant une once de soulagement dans ses ténèbres personnelles. Rien ne vint. Elle fit volte-face et poussa un cri de stupeur en découvrant Martin debout dans l'embrasure de la porte. Sans le vouloir, elle posa une main défensive sur sa poitrine, ferme sous l'étoffe grise qui la couvrait, et il lui saisit le poignet pour l'en écarter.

« Désolée, je... »

Casin soit maudit, elle n'était pas troublée, quand même ?

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il en étouffant un bâillement dans le creux de son coude. Tu as l'air d'avoir vu le diable. »

Muette, elle fourragea dans la poche de sa robe pour en extirper le coeur du problème, le parchemin qui lui était arrivé par courrier quelques minutes plus tôt.

« C'est Conrad. Il veut toujours nous voir. »

Elle lui tendit le billet puis se souvint qu'il ne savait pas lire et le reprit.

« Kerun a dit qu'ils étaient de l'histoire ancienne ! murmura-t-elle d'une voix basse mais fébrile. Alors pourquoi Conrad m'écrit-il pour me rappeler notre rendez-vous ? »

Martin grimaça et passa deux doigts sur ses yeux embués.

« Tu es sûre ? Est-ce que ce billet... n'a pas pu être écrit avant... »

Mais l'elfe n'était pas revenu les voir depuis sa déclaration sibylline de l'avant-veille. Ils ne savaient rien d'autre que ce que la rumeur colportait dans les rues : un affrontement dans le parc entre prêtres de l'Ombre et prêtres de la Lumière, une victoire des Valgrians et des Obscurs en déroute. La paix revenue. La fin des massacres. Une victoire étincelante du protecteur divin de Juvélys.

« Il y fait référence, aux événements, dans le message, dit Iris en baissant les yeux sur le parchemin froissé. Il écrit : en dépit de ce qui circule... ne croyez pas tout ce qu'on raconte... nous sommes toujours en affaire... »

Elle tapota les mots tracés avec élégance du bout d'un doigt puis releva un regard humide sur l'ancien esclave. La ligne de sa mâchoire s'était tendue, son expression reflétait une détermination qui la remplit d'un soulagement immédiat. Il n'avait pas peur. Il était prêt à faire face.

« Envoie ta colombe à Kerun. »

C'était, bien sûr, la chose logique à faire. Elle n'y avait même pas songé.

« Il n'avait pas l'air certain... et pas satisfait... Peut-être qu'il le savait déjà. »

Martin posa une main ferme sur son épaule.

« Et ne t'en fais pas. Nous avons plusieurs heures devant nous. »

Mais des heures pour faire quoi ? songea-t-elle. Attendre et craindre ?

« S'ils sont encore là... et que tu te sens toujours prête... »

Il pinça les lèvres et elle devina que l'épouvante devait se lire sur son visage. Avoir cru la chose entendue et réaliser que, peut-être, tout était encore à faire... Elle passa deux paumes lentes sur ses joues.

« Tu peux toujours te retirer, Iris, dit doucement Martin.

— Non, rétorqua-t-elle d'une voix ferme. Non, je veux aller jusqu'au bout. »

Elle s'était doutée que c'était trop simple. L'ombre était retorse, elle la connaissait si bien.

Le regard de Martin se voila un instant, comme s'il songeait à autre chose. Puis il prit une profonde inspiration.

« Envoie ta colombe. C'est la seule chose que nous puissions faire. »

Elle acquiesça et fit volte-face dans la cage d'escaliers, dévalant les marches presque aussi vite qu'elle les avait gravies quelques minutes plus tôt. Au rez de chaussée, la petite salle à manger était vide. Kaunia était plus occupée que jamais : de nombreuses maisons avaient subi des déprédations pendant la rafle et dans les jours suivants. Apparemment, les autorités avaient débloqué un fonds de compensation pour les Griphéliens lésés, et le conseil informel du quartier d'Aprecoeur avait désigné quatre artisans locaux, dont la demi-néjo, pour procéder à l'évaluation des dégâts et aux réparations. Kaunia se levait en conséquence à l'aube et disparaissait pour la majeure partie de la journée.

En échange, Iris et Martin essayaient d'entretenir l'intérieur, de faire la lessive et de préparer le repas, ce qui n'était pas une mince affaire, car ni l'un ni l'autre n'avaient la moindre compétence en ces matières. Le résultat était acceptable, générateur d'hilarité imprévue, et, petit à petit, formateur. L'ancien esclave avait de bonnes intuitions en matière de linge, Iris un goût plus raffiné, et petit à petit, ils se répartissaient les tâches. Même si c'était temporaire, une sorte de fausse trêve en attendant d'autres horizons.

La jeune noble ouvrit la fenêtre qui donnait sur la cour. Un crachin gris noyait le quartier sous une couverture humide. Iris siffla les premières mesures d'une mélodie de son invention et, dans un froufroutement immaculé, la colombe répondit à l'appel. Elle se posa sur son avant-bras, trempée par les larmes du printemps. Iris caressa sa tête mouillée du bout des doigts et l'oiseau se pelotonna dans sa paume, glacial et palpitant. Kerun l'avait appelée Lumière, un nom qui lui était venu sans qu'il semble le réaliser, dans la conversation.

Lumière.

Pourquoi pas ? Il fallait y croire, en dépit de ce message malvenu.

Iris ferma les yeux et fit un voeu. L'embryon d'une prière à Valgrian. Pour que les nuages s'écartent. Pour qu'il n'y ait dans ces mots qu'un contretemps.

Ensuite, elle rédigea quelques lignes au dos du parchemin de Conrad, avant de le confier au volatile au plumage de neige. En le regardant s'élever dans le ciel ombreux du petit matin, elle se força à espérer.

Derrière elle, Martin était descendu et il lui adressa un sourire. Elle le lui rendit dans un soupir douloureux.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant