38. Martin

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Martin lorgnait la rue tout en sachant que rien n'en viendrait : Kerun avait ses trajectoires secrètes, loin des regards.

Le jeune Griphélien avait le sentiment d'avoir du sang sur les mains et surtout dans la bouche, comme s'il avait bu à une source impie en s'évanouissant dans la cellule de l'Himéite. Il s'était lavé, il avait bu, l'épisode remontait à deux jours et deux nuits, et pourtant la sensation surgissait encore par moments, intacte, irrépressible.

Il avait vu pire, à Griphel. Sûrement. Et il était loin d'être innocent : il avait étouffé Reginald de Feradroit, juste après l'amour, d'un coussin bien placé, d'une pression soutenue. Reginald était un peu ivre, avait fumé des spores, et il avait la torpeur lourde après la jouissance. Il s'était à peine débattu. Ses membres avaient tremblé, jambes et bras, quelques secousses, puis il s'était cambré, mais Martin avait pesé de tout son poids sur ce corps qu'il connaissait par cœur, déterminé. Reginald s'était immobilisé, Martin avait soulevé le coussin, et découvert son visage écarlate, ses yeux bruns révulsés, sa bouche pourpre ouverte sur un cri silencieux. Il n'avait ressenti nul soulagement, nulle horreur : tout l'éventail de ses sentiments s'était perdu dans la brume depuis longtemps.

Qu'il soit à ce point troublé aujourd'hui était autant un bon qu'un mauvais signe. Il guérissait de quelque chose, mais cela le rendait plus fragile. Or il n'avait jamais voulu être fragile. C'était dangereux. Il avait survécu en s'endurcissant et il lui semblait prématuré, et dramatique, d'être subitement à la merci d'émotions assassines.

Il avait envie de parler à Kerun. Peut-être de l'insulter pour décharger une partie de sa tension. C'était indigne, mais il avait le sentiment que l'elfe le comprenait parfaitement et était prêt à remplir ce rôle. Il avait des responsabilités dans ce qui s'était produit, après tout, et il fallait qu'il les assume.

Il guetta Iris, qui se déplaçait à l'étage inférieur. La jeune magicienne avait dormi une partie de la matinée, puis avait aidé Kaunia avec la lessive. C'était manifestement quelque chose qu'elle n'avait jamais faite de sa vie mais elle paraissait désireuse d'apprendre, comme si c'était là une activité transcendante. A présent, elle s'essayait à la cuisine, après que Martin ait renversé une casserole d'eau bouillante et se soit coupé en épluchant les carottes. Trop d'angoisse.

Leur logeuse avait accueilli la nouvelle de leur départ avec surprise mais s'était réjouie qu'ils aient trouvé un pied-à-terre bien à eux, même s'il se situait à l'autre bout de la ville. Martin avait brodé avec aplomb, Iris l'avait accompagné, deux menteurs experts en pleine répétition. La pauvre menuisière n'y avait vu que du feu, bien mal récompensée de toute l'aide qu'elle leur avait fournie gracieusement, au nom d'une loyauté entre natifs d'une cité maudite.

Et Kerun ne revenait pas.

Il restait tant de choses à discuter, pourtant. L'elfe semblait ne pas savoir exactement comment planifier son intervention, et Martin devinait que c'était lié au manque de soutien dont il jouissait dans sa structure. Il demeurait évasif sur la manière dont il rendait des comptes à ses supérieurs, mais ni Martin, ni Iris n'avaient rencontré le moindre agent, en dehors de l'elfe. L'ancien esclave avait toujours eu l'impression que Kerun était un agent expérimenté et sur Mullin, il avait été le plus haut gradé dans l'escouade d'intervention qu'avaient envoyée les Juvéliens, jouissant manifestement d'un grand respect parmi ses hommes. Mais aujourd'hui... Martin craignait qu'il n'y ait personne derrière les initiatives de l'elfe, juste sa conviction — et elle était réelle, il n'en doutait pas — qu'il fallait agir. Cela semblait drôlement risqué, quand il s'agissait d'affronter un groupe d'hommes qui défiaient les Temples et leur magie en toute impunité

Il finit par quitter sa mansarde et dévala les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Une odeur de légumes bouillis imprégnait les lieux comme une brume comestible. Près de la porte, leurs maigres balluchons attendaient l'heure fatidique. En réalité, ils ne contenaient quasi rien, juste de quoi se changer. Martin avait l'habitude de ne rien posséder, Iris beaucoup moins, mais il admirait la manière dont elle gérait ce dépouillement. Une fois qu'on l'assimilait, il avait quelque chose de libérateur.

La jeune femme l'accueillit d'un sourire avant de retourner à sa marmite bouillonnante. Martin ne put s'empêcher de regagner la fenêtre et d'embrasser la rue du regard. Les habitants avaient fleuri leurs façades décrépites, comme pour conjurer la réputation sordide du quartier. À Griphel, pareille exposition de couleurs se cantonnait aux jardins du Palais Impérial, un endroit qu'Iris avait certainement fréquenté, que Martin avait traversé à quelques reprises, ce qu'il aurait eu bien du mal à justifier.

« Il est peut-être parti combattre les Obscurs, dit-il au bout d'un moment, sans nommer celui dont il parlait.

— Il nous aurait prévenus, répondit Iris. Tu ne crois pas ?

— Si. Je plaisantais. Son patron lui fait sans doute des misères. »

La jeune sorcière acquiesça dans un soupir.

« Il a encore le temps d'arriver. C'est seulement le début de l'après-midi.

— Oui. »

Qu'allaient-ils faire si Kerun ne reparaissait pas ? Ils avaient annoncé leur départ, les Obscurs les attendaient...

« Bon, il me reste trois paires de chaussettes à raccommoder. »

Iris rit doucement en tournant dans sa préparation, sans doute en souvenir de ses déboires de la matinée, quand il avait tenté de réparer une chemise trouée et réussi à empirer les choses en y perdant trois boutons. Martin sourit mais il goûta à nouveau le sang sur sa langue et réprima un frisson.

C'était la nuit, désormais, et le jour ne se lèverait que lorsque les Obscurs auraient été défaits.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant