41. Iris

15 5 22
                                    

— Il ne viendra plus, murmura Iris.

Martin, assis sur une chaise dans le couloir, acquiesça sans rien dire. La défection de l'elfe le bouleversait, la jeune sorcière le voyait bien. Elle-même ne savait pas quoi en penser. Elle avait refusé d'y réfléchir, en fait, mais elle ne pouvait plus se le permettre.

— Nous devons décider de ce que nous allons faire, murmura l'ancien esclave en se levant.

Il s'étira lentement, comme un chat, puis regagna la salle à manger. Iris avait tenté de leur préparer quelque chose, une tourte dont la farce était beaucoup trop liquide, mais elle savait que jamais Martin ne ferait de commentaire désobligeant. Une chose était certaine : son compagnon n'avait pas été esclave en cuisine. Il mangeait ce qu'on lui servait, sans faire de manières, comme quelqu'un qui n'a jamais eu le choix de sa pitance. C'était sans doute le cas.

— Il doit avoir des ennuis avec sa hiérarchie, reprit Martin, comme plus tôt dans la journée. C'est la seule explication.

Il y en avait une autre, mais Iris n'avait pas le cœur de la formuler à nouveau. L'elfe avait pu essayer de régler le problème posé par les Obscurs avant que Martin et elle-même n'aient à intégrer leurs rangs. Il avait pu échouer. Y perdre la vie. Pire. 

— Je vais y aller, dit alors son compagnon. Il finira par revenir et si nous avons renoncé... Tout sera réduit à rien.

Iris haussa les sourcils mais ne trouva rien à répondre.

— En plus, si nous n'y allons pas, ils nous traqueront... et à moins de quitter très rapidement la ville, je ne vois pas comment nous pourrions nous en sortir.

La magicienne acquiesça, enfourna une bouchée de sa tourte, puis se carra dans son siège.

— Nous pourrions aller voir les autorités. Leur expliquer qui nous sommes. Ils nous protégeraient sûrement.

Martin parut peu convaincu.

— En fait... Je ne crois pas que Kerun leur ait parlé de nous. Si nous allons... frapper à leur porte... Ils ne nous croiront jamais.

— De ça, nous ne sommes pas certains.

— Non. Mais nous pourrions être refoulés... ou même arrêtés.

Ils partagèrent un frisson au souvenir de leur arrestation, du Cageot, du futur qui leur avait été, un instant, dessiné par les autorités juvéliennes.

— Tu veux laisser tomber ? demanda lors Martin, très doucement.

Iris resta silencieuse.

— Je comprends. Et je ne chercherai pas à te convaincre. Y aller, sans savoir ce qu'il est advenu de notre... commanditaire... C'est sans doute stupide. Et suicidaire. Mais... avoir fait tout ça pour rien... J'ai la certitude que Kerun va revenir. Mais même sans ça... Nous pouvons sans doute récolter des informations utiles avant de leur fausser compagnie... Ici, nous ne savons même pas où ils sont, exactement.

Sa voix s'était légèrement altérée, et Iris se demanda si c'était parce que cette mission lui tenait vraiment à cœur ou parce qu'il était peu sûr de lui.

— Je les mènerai sur une mauvaise piste, ça te donnera le temps de filer... ou de te cacher quelque part.

Iris secoua la tête. Martin avait foi en Kerun, c'était une chose étrange pour un Griphélien. Hier, la jeune femme y aurait vu de l'aveuglement, de la naïveté, de la folie... Aujourd'hui, elle avait envie de ressentir la même chose, une conviction réelle, même si elle était un peu démente. C'était difficile, dans sa position. La vie lui avait appris qu'on ne pouvait se fier à personne. Surtout pas à ses camarades, à ses pairs, encore moins à sa famille. Alors à des étrangers qui passent... Elle l'avait fait, jusqu'ici, portée par l'urgence. Mais il y avait une fourche, à nouveau, la croisée des chemins. Elle pouvait reculer, se faufiler dans une petite ruelle, disparaître. Et perdre tout ce qu'elle avait commencé à construire.

— Je viens avec toi.

— Ce n'est pas nécessaire...

— Si. Tu as raison. Si nous restons quelques jours... le temps d'endormir leur méfiance... Nous aurons de meilleurs éléments à livrer aux Juvéliens. Et si Kerun avait... tenté quelque chose... C'est notre seule chance de le savoir... et peut-être de lui venir en aide.

Il fallait mieux ne pas trop y réfléchir, en réalité. Les Obscurs ne leur lâcheraient pas la bride avant un certain temps. Martin acquiesça, les yeux soudain brillants. Sans doute était-il dans un état d'esprit similaire, convaincu de devoir faire quelque chose sans réellement y croire. La nuit était en train de tomber, ils ne pouvaient plus tergiverser.

— Préparons-nous, dit finalement l'ancien esclave.

Le tout ne prit que quelques minutes. Ils rangèrent ensuite la pièce, firent une rapide vaisselle et restèrent un instant interdits devant l'endroit qui avait été leur foyer pendant ces quelques veilles, qu'ils n'étaient pas certains de jamais revoir. Iris se sentit envahie par une étrange nostalgie et Martin passa un bras autour de ses épaules. C'était un geste inédit pour la jeune noble et elle lui jeta un regard embué.

— Quand nous reviendrons, nous aurons droit à mieux, déclara Martin avec conviction.

Iris songea à l'Académie du Flux toute proche et son cœur se gonfla de détermination.

— Oui.

Martin la libéra, lui décocha un sourire brave, et ils se dirigèrent vers la porte. Ils saisirent les sacs malingres qu'ils avaient préparés des heures plus tôt, les chargèrent sur leurs épaules. Il restait peu d'argent, mais cela collait avec leur statut de réfugiés clandestins. Iris avait emballé son nécessaire d'écriture mais pas ses dessins, qu'elle avait abandonnés, bien rangés, près de son lit. Elle avait pris soin de détruire les plus compromettants plus tôt dans la journée, en les utilisant pour allumer son feu. Martin, de son côté, n'emportait presque rien. Iris devinait qu'il n'avait jamais rien possédé. 

Une fois à l'extérieur, sous une bruine glaciale, Iris siffla Lumière, qui s'était installée dans l'atelier. Front à front, elle lui transmit ses courtes consignes : attendre l'elfe, le guider, puis elle rejoignit son compagnon d'infortune et, ensemble, ils partirent affronter la nuit.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant