42. Le Dieu Retors

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Ils lui ont déconseillé de venir mais il n'a rien écouté. Il s'est laissé fouiller par la garde imbécile, a franchi le cordon militaire, l'aura des Flambeaux a picoté sur sa peau lorsqu'il a fendu leurs rangs, barrière inoffensive, inutile devant l'ampleur de ce dont il est désormais capable. Personne ne l'a reconnu, en miroir de ce qu'a déclaré Marcus : le secret persiste et, de toute façon, il a trop changé.

Il s'est mêlé aux fidèles, hommes et femmes, quelques enfants, venus se recueillir sur leurs morts personnels. Les prêtres et leurs chevaliers servants sont plus affectés. Hector était un homme apprécié, des jeunes comme des vieux, une sorte de grand-père héroïque, un ancien général, un frère d'armes du général Maelwyn, ce que tout le monde, évidemment, a oublié.

Les Valgrians n'ont pas de corps à honorer. Juste leurs chants et leurs boules de lumière qui volètent dans la nef, sous le porche, dans l'ombre des arbres. La liturgie de la Veillée Funèbre. Il la connaît par cœur. Il en a même écrit certaines parties, quand il a fallu la remettre au goût du jour, après la révolution.

Il pleut dehors, le printemps est glacé, comme si Valgrian frémissait devant tant d'horreurs. Valgrian ne frémit pas, bien sûr. Il est probablement en train de compter fleurette à Luowyll en des lieux lointains et aveugles. C'est juste la saison, il faut l'accepter.

Il n'est pas assez grand pour dénoter dans la foule, et son manteau le dissimule aux regards. De toute façon, il fait sombre, la lueur des sphères aveugle plus qu'elle ne révèle, et personne n'imagine qu'il pourrait être ici.

Quatre Flambeaux sont tombés et leurs frères d'armes se tiennent en rangs, tabards humides, armures rutilantes, sous les lances du ciel.

Et deux prêtres. Hector, bien sûr, et Aurore. Perran est toujours vivant, même si plus pour longtemps.

Mais tout cela, les Valgrians l'ignorent encore, et la Veillée Funèbre va diriger les âmes au bon endroit.

Peut-être pleurent-ils aussi Marcus et Urbain.

Ils sauront bientôt ce qu'il est advenu du Flambeau. Garder son destin secret aurait pourtant été une idée, les faire lanterner, s'inquiéter, culpabiliser... mais avec leur propension à espérer, ces joyeux illuminés sont foutus de se protéger de l'horreur. Non. Ils sauront ce qu'il est advenu de leur assassin sacré et Marcus restera dans le noir.

La cérémonie a lieu dehors, mais le crachin chasse certains jusqu'à l'intérieur de la nef. Il y grimpe, derrière deux novices qui n'ont même pas douze ans. Il reste sur l'une des marches, observe le jardin, reconnaît une silhouette, une autre, scrute ces visages tendus par la solennité de l'instant et le désastre du jour. Il ne peut s'empêcher de se moquer d'eux en silence. S'ils n'avaient pas été aussi stupides, ils auraient pu profiter d'une sympathique Veillée, sans que l'image de deux victimes supplémentaires ne s'impose à leur esprit. Céleste est marquée, Hugo ne vaut guère mieux, mais c'est Florent qui paraît le plus troublé. Ce brave Florent. Il devine que c'est l'un des plus dangereux, désormais. Avec Céleste. Que même s'il réussit à amener Marcus au point de rupture, ils resteront des obstacles.

Mais c'est bien sûr sans compter sur le général Maelwyn. Ce crétin de militaire n'a jamais rien compris aux dynamiques religieuses. Il croit que Tymyr et Valgrian sont des principes équivalents, confond sûrement Mivei et Himé, voire Rhyfel et Casin, comme bien des gens incultes. Cela en fait l'acolyte idéal de toute destruction.

Les Flambeaux ne valent pas mieux. Armand a la mine d'un vieillard, les joues et les yeux creusés, les épaules basses. Il n'est pas si âgé, pourtant, mais l'ombre s'est installée en lui et le fait flancher. A ses côtés se trouve Othon. Il ne le connaît pas mais sait qui il est grâce aux explications de Marcus. L'homme paraît solide, déterminé, c'est un produit de la commanderie de Fumeterre, un guerrier avant tout. Il le jauge sans le craindre.

Autour de lui, les gens sont silencieux, murmurent parfois, écoutent les oraisons. La pluie qui crépite emporte les chants, les hommages sont avalés par la brise froide. La Veillée est à la mesure de ce qu'elle célèbre, lugubre. Le printemps se fait désirer.

Il a aimé leur laisser l'illusion qu'ils avaient vaincu, car le contrecoup n'en est que plus amer. Ils ont cru que la lumière avait triomphé. C'est ce qu'ils croient chaque fois. Quand ils renversent un tyran après des mois de lutte, ils croient que le soleil va désormais briller. Ces pauvres, pauvres naïfs de Juvéliens.

Les enfants jouent dans la nef pendant que leurs parents suivent la cérémonie. Ils ne prononcent pas de noms, la nouvelle de la tragédie qui les a frappés est encore secrète, mais ils se sont dépêchés d'improviser quelque chose par peur de la non-vie. Après ces sixaines d'angoisse, les fidèles ont répondu présents, par principe : il y a plus de mille personnes, probablement, ici et là, grouillant dans ce Temple glacé.

Alors il déambule un moment.

Sous un drap jaune, oublié pour un soir, se trouve l'autel de cérémonie.

Maelwyn a prévenu les Valgrians de sa nouvelle allégeance, c'est une surprise mais le signe qu'il se sent acculé. Les fractures ne sont pas aussi radicales qu'espéré.

Il ne faut rien espérer. Sans doute est-ce l'enseignement à retenir de ce contretemps.

Il aurait aimé reprendre la direction du Temple, le fissurer de l'intérieur, jour après jour, subtilement, mais ça n'a jamais été l'objectif réel. La ruine suffit, quel que soit le chemin qu'elle emprunte.

Il va jusqu'à l'autel. Personne n'y prête garde : les choses importantes se déroulent à l'extérieur. Il pose son paquet bien au centre, un paquet ocre, vaguement rond, déjà marbré de rouge. C'est un morceau de l'aube de Marcus. Ce qui est à l'intérieur ne lui appartient bien sûr pas : Marcus est toujours vivant.

Il s'écarte, retourne vers les jardins.

L'assemblée entonne le chant du rayonnement. Suit la prière de libération.

« Nos cœurs se défont de la colère, car elle appartient à Casin. Nous gardons la sérénité. Nous savons que dans la mort, chacun trouve la paix.
Nos cœurs se défont de la haine, car elle appartient à Casin. Nous gardons l'amour. Il nous nourrira plus que ne le fera jamais la vengeance.
Nos cœurs se défont du mensonge, car il appartient à Casin. Nous gardons la vérité. Nous n'avons pas peur. Nous avons confiance.
Valgrian, nous embrassons la lumière en nous-mêmes, elle illumine ce que nous sommes, humains, faillibles, mais chacun rayonnant, chacun unique, révélés dans ta gloire. »

La lumière aveugle, songe-t-il. C'est la seule chose qu'elle fait vraiment.

Bientôt ils serviront des boissons chaudes et des en-cas, de quoi soutenir ceux qui ont l'intention de rester toute la nuit pour veiller les morts. Le Temple va se vider et il faudra qu'il se retire, lui aussi. Ils seront alors trop peu nombreux et il ne veut pas attirer l'attention, pas aujourd'hui. Pourtant il se sent de taille, invulnérable face à la multitude. Un seul contre... combien sont-ils, désormais ? Soixante ? Un peu plus, peut-être.

Il s'apprête à reculer et gagner la sortie dans le flot des fidèles, quand son regard est attiré par une silhouette, à seulement quelques toises de lui, de l'autre côté de la baie qui donne sur les jardins.

Sévère dans son pourpoint noir et blanc, Brendan Devlin paraît soucieux, bras croisés ; il observe la foule en dessous, les sourcils légèrement froncés : il cherche quelqu'un du regard. Il a maigri, ces dernières veilles, et ses cheveux châtains ont grisé aux tempes, reflet de son calvaire. S'il avait eu une quelconque importance, à l'échelle de la ville, ils auraient pu en faire quelque chose, l'entraîner vers les ténèbres, pousser plus loin sa souffrance pour l'amener à se redéfinir. Mais il n'a jamais été autre chose qu'une distraction, un petit joueur dans la cour des puissants, et son martyre n'a rien été d'autre : une introduction avant les choses sérieuses. Il fallait qu'il puisse prouver aux autres qu'il était prêt, que le moment était venu. D'où le grandguignol.

Il ne doit pas s'attarder. Il suffirait que le Mivéan tourne la tête pour qu'il croise son regard. Or, d'après Marcus, celui-là est proche d'Othon, le Flambeau. Peut-être sait-il, désormais, qui lui a arraché les yeux... Soixante Valgrians et un Mivéan.

Il se retourne, s'éloigne dans la nef, croise Gaïa qui ne lève même pas les yeux vers lui. Ils sont dix, vingt, cent, maintenant, à regagner la rue. Il est heureux d'être venu. Conrad a tort, c'était exactement ce dont il avait besoin : observer tous ces misérables avant de leur porter le prochain coup. 

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant