26. Kerun

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Kerun s'assit sur un banc.

La petite colline verdoyante du belvédère constituait l'un des rares reliefs de la ville et du Parc Circulaire, une butte artificielle érigée par un jardinier audacieux, située au sud-ouest du Temple de Valgrian. Depuis son sommet, on avait une vue remarquable sur l'édifice religieux, ses murs immaculés qui étincelaient sous les rayons du soleil, son vaste portail, les tilleuls qui l'encerclaient.

Kerun aurait sans doute dû se diriger directement vers le sanctuaire du Dieu de la Lumière, pour y rencontrer les prêtres et les Flambeaux, voir où ils en étaient dans la gestion de la mauvaise nouvelle puis les avertir qu'une opération pour neutraliser les Obscurs aurait vraisemblablement lieu le lendemain soir. Son sentiment était que les Valgrians voudraient que l'implication de Megrall demeure secrète, mais il n'était pas certain qu'ils soutiendraient une action visant à l'éliminer. Lui-même ne savait qu'en penser : il ne doutait pas de ce qu'avaient vu Martin et Iris, mais il connaissait bien l'ancien Flamboyant. Pas personnellement – son métier ne lui permettait pas de s'exposer de la sorte – mais c'était une figure incontournable du Temple, qui était ensuite devenu chef de culte et conseiller. Même si Kerun avait les mains pleines et la cervelle surchargée au lendemain de la dictature, il avait gardé un oeil sur cet homme encore jeune, un idéaliste qui avait survécu aux cellules enfouies du tyran.

Kerun, de plus, était valgrian. En règle générale, les elfes ne vénéraient pas les dieux humains, mais il avait grandi dans cette ville et n'avait jamais côtoyé ses semblables. Le seul qu'il connaissait, de manière purement professionnelle, était Flèche-Sombre, et le commandant avait toujours veillé à garder ses distances. L'espion savait très bien pourquoi : autrefois, ses supérieurs avaient tenté de le forcer dans l'entourage du commandant, en mission de surveillance de cet elfe étranger qui avait débarqué devant leurs portes. Flèche-Sombre avait eu le nez creux, et refusé son « aide ». Depuis, même si les masques étaient tombés, le chef de la garde n'avait jamais fait le moindre mouvement dans sa direction. Ils se respectaient, mais les choses en restaient là. Et Kerun, dans le fond, ne demandait rien d'autre. Il n'était pas sentimental et ne regrettait en rien sa vie parmi les humains.

Même s'ils mourraient, immanquablement, et qu'il restait derrière.

Il se frotta lentement le visage. Il perdait un temps précieux à se triturer les méninges, alors qu'il devait aller affronter Armand, Céleste, et leurs jeunes acolytes. Les convaincre d'adhérer à sa démarche. Ils voudraient peut-être glisser quelqu'un dans leur équipe, comme Urbain, leur assassin, mais Kerun préférait travailler avec son groupe, dont la dynamique était huilée et les rôles déterminés. Un électron libre ne trouverait jamais sa juste place dans leur intervention, d'autant plus qu'il se réclamait instrument divin, libéré des lois humaines.

L'alternative était de ne pas les prévenir. D'attendre la résolution de l'affaire pour les avertir des conséquences – la mort ou la capture de Megrall – et de discuter ensuite de la manière dont ils voulaient gérer les retombées.

Le problème associé était la manière dont Nora réagirait. Il aurait besoin de son autorisation pour rassembler une équipe – il savait qui solliciter – mais il faudrait la convaincre de n'avertir Maelwyn qu'après la résolution de la crise, sans quoi le général reprendrait les choses en main avec son équipe de bras cassés, et Kerun refusait de risquer la réussite de l'opération. Il y avait trop en jeu, pour trop de personnes : Martin et Iris, les otages, Juvélys tout entière.

Deux sixaines plus tôt, il serait rentré dans le bureau de Nora sans crainte, certain d'obtenir son appui. Aujourd'hui, il percevait toute interaction avec sa supérieure comme risquée. Le plus probable serait qu'elle le consignerait à l'intérieur pour une sixaine de plus et que toute l'affaire lui serait arrachée.

Il pouvait sans doute convaincre Tamara, Cara, Ned et Willhem de l'accompagner sans en avertir personne. Cinq agents contre les Obscurs, c'était un peu limite, mais ils n'étaient que quatre et les cueillir dans leur repaire les prendrait par surprise. Willhem était capable de s'introduire n'importe où, Tamara manipulait le Flux Inerte, Cara le Flux Incarné et Ned constituait leur force brute. Ils pouvaient réussir. Le succès de l'opération tempérerait les répercussions et Kerun assumerait le blâme.

Son regard retomba sur la file de fidèles qui espéraient obtenir l'accès au Temple. L'uniforme bleu roi des soldats de Maelwyn tranchait sur le blanc du marbre, une grappe qui filtrait les entrées avec un semblant de sérieux.

Il devait descendre. Jamais les Valgrians ne tiendraient jusqu'au surlendemain sans nouvelles informations et ils risquaient de prendre des initiatives malvenues. C'était parce qu'il avait gardé Devlin à l'écart que le Mivéan avait lancé son projet solitaire, et rompu par là les derniers liens de confiance qui existaient entre eux. Et puis il y avait la disparition d'Hector. Les Valgrians étaient manifestement au courant, ils avaient mentionné son nom la veille avant que la conversation ne s'égare dans des méandres imprévus.

L'elfe appuya les paumes contre ses orbites. Devoir décider seul de ses prochains mouvements n'était pas une nouveauté, mais il n'était pas infaillible, les événements dramatiques de Griphel, à l'automne précédent, l'avaient suffisamment prouvé. Il devait avoir foi en la sagesse d'Armand et de Céleste. Ils servaient la Lumière, ils avaient l'expérience de crises passées, et ils connaissaient leurs ouailles bien mieux que lui. Discuter avec eux, en partenaires, constituait peut-être sa meilleure option.

Il se leva et s'engagea sur le chemin de gravier qui menait à l'allée principale. Comme la veille, il comptait simplement franchir l'entrée parmi le flot des croyants, la manière la plus sûre et la plus simple de pénétrer dans les lieux. Les Valgrians avaient renforcé les protections de leur sanctuaire et s'y glisser sans y être invité devenait difficile même pour lui. En revanche, se mêler aux civils ne présentait guère de danger. Il y avait suffisamment d'elfes convertis à Juvélys pour n'attirer qu'une attention superficielle, et les personnes qui connaissaient son identité réelle se comptaient sur les doigts de deux mains. Un déguisement aurait été une précaution idéale mais il n'avait pas la latitude de s'en encombrer, vu les limitations placées sur ses mouvements par Nora.

L'esprit orageux, incertain sur ce qu'il échangerait avec les Valgrians, il se glissa dans l'attroupement. Les soldats en livrée bleu roi constituaient des groupes d'environ dix personnes, qu'ils fouillaient consciencieusement avant de les laisser passer. L'officier surplombait les opérations depuis le haut des marches, tandis qu'un magicien militaire louvoyait entre les groupes, pour contrôler que des forces invisibles n'étaient pas à l'oeuvre.

Désarmé, faussement détendu, l'elfe arriva bientôt à hauteur du barrage. Comme la femme qui le précédait et l'homme qui le suivait, il fut détourné vers un des postes de sécurité. Docile, il leva les bras pour que le soldat puisse procéder à ses vérifications.

« Votre nom ? demanda son acolyte, assis, un parchemin à la main.

— Rhaevan », répondit Kerun.

Son alias elfique principal, emprunté à un héros classique des légendes du Continent. Rhaevan avait généralement les cheveux châtains et exerçait la profession de négociant en plantes rares, un domaine dans lequel Kerun disposait d'un savoir superficiel et du soutien solide d'une herboriste elfe du quartier du Port. Mais il savait que les soudards ne s'en soucieraient guère : ils ne cherchaient pas encore à ficher les adorateurs de Valgrian.

C'est seulement quand le jeune soldat en face de lui baissa les yeux avec une légère grimace, que Kerun réalisa que quelqu'un se tenait juste derrière lui. Surpris, il fit volte-face avec lenteur, pour découvrir qu'un trio s'était approché et l'encadrait, l'isolant des regards alentours. En pointe, l'officier le vrilla d'un regard noir.

« Kerun Tervan, vous êtes en état d'arrestation pour des faits graves d'insubordination », annonça-t-il d'une voix sourde.

L'elfe ne put masquer sa stupéfaction. Il fit un pas en arrière, heurta un autre soldat et ressentit une subite douleur à la jonction entre le cou et l'épaule droite. Le monde se mit aussitôt à tourner autour de lui, en spirales de couleurs et de sons distordus. Il eut tout juste le temps de maudire son manque de prudence avant de sombrer dans l'obscurité qu'il avait cherché à combattre.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant