Bien sûr, il les avait perdus. Il avait d'abord profité des anfractuosités des parois du tunnel pour s'y hisser, s'était fié à la lampe de Conrad pour ne pas les perdre même quand ils l'avaient distancé. Mais ensuite, les Obscurs s'étaient servis d'un sortilège de brume et d'un charme de désorientation, et Kerun avait beau avoir entraîné ses capacités de pistage pendant des décennies, et connaître les égouts de Juvélys comme sa poche, il n'avait pas réussi à les suivre. Il aurait sans doute pu essayer de les rejoindre à la nage, mais ses chances d'être repéré auraient été décuplées s'il avait dû s'arrimer à leur barque, et s'immerger dans la fange immonde qui coulait dans les conduits enfouis de la capitale n'était de toute façon pas sans risques. Il avait suivi un conduit, puis un autre, un troisième, et encore, pendant la majeure partie de la nuit, sans parvenir à déterminer lequel était celui qu'avait emprunté la barque.
Furieux, épuisé, dégageant une odeur pestilentielle, il avait été contraint de rentrer au bercail, où tous ceux qui l'avaient croisé s'étaient écartés, les mains sur le visage. Il s'était présenté aux archives pour récupérer un plan du sous-sol, mais Stanislas avait exigé qu'il passe d'abord par la salle d'eau. L'elfe avait prévu de faire vite, mais au final, cette petite séance de décrassage lui avait permis de retrouver son calme et de mettre de l'ordre dans ses idées.
Une fois propre, il avait obtenu le plan tant espéré et s'était installé dans un coin du réfectoire pour travailler. Ce n'était pas l'endroit le plus discret du monde, mais sa chambre était beaucoup trop petite pour y déplier la carte, et rester dans les archives, avec Stanislas en vautour suspicieux, aurait certainement terni sa sérénité retrouvée. Il était encore très tôt et il n'était pas rare que certains agents utilisent les vastes tables de la salle à manger pour y étaler leurs dossiers. Il ne détonnerait pas trop.
Le plan, bien sûr, était incomplet. Max, l'elfain spécialiste des égouts, avait été tué au début de la dictature, quand les efforts meurtriers de Koneg s'étaient d'abord concentrés sur un nettoyage en profondeur des services secrets. Max avait eu le projet de cartographier la totalité des tunnels et des grottes souterraines, qui s'étendaient sur deux niveaux, peut-être trois, sous la ville, mais il n'en avait pas eu le temps. Certains de ses carnets de notes avaient pu être récupérés, mais il en manquait probablement des dizaines. Sans compter tout ce qui était resté dans sa tête quand il arpentait, curieux et concentré, le ventre de Juvélys.
Idéalement, on aurait mis un agent proche de la retraite sur la poursuite de ce travail, épaulé d'un plus jeune pour lui servir d'homme de terrain. Mais on n'en avait pas les ressources, pas pour l'instant, et il faudrait peut-être attendre dix ans avant que quelqu'un ne trouve le temps de reprendre ce travail de titan. Sans compter qu'il fallait avoir un goût pour les sous-sols et une certaine tolérance à leur parfum.
Au fur et à mesure de la nuit, des curieux de passage vinrent se pencher sur son examen. Il les chassa sans difficultés : tout le monde savait qu'il circulait dans les conduits enfouis avec régularité, et il pouvait avoir mille justifications légitimes pour le faire. Il profita cependant de l'expertise de Tamara, qui avait un temps infiltré une confrérie occulte issue de l'Académie du Flux, et avait à cette occasion passé un certain temps dans les égouts.
La magicienne le gratifia de son savoir sans rien demander en contrepartie : on n'interroge pas un collègue sur ses activités, sauf s'il choisit de les partager. Kerun ne lui avoua rien, elle ne posa aucune question, mais elle le renseigna sur des passages dont il ignorait l'existence, vers le niveau inférieur mais aussi vers la surface, avant de le dévisager sans sourciller.
« S'il y avait de la magie dans l'air, ils ont pu se déplacer un peu n'importe où, tu sais ça », finit-elle par lâcher, et ce n'était pas une question.
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Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépuscule
FantasyAttention, ceci est la seconde partie du Printemps des Obscurs... La lire sans avoir terminé le premier tome est absolument inutile. De même, le résumé qui suit contient immanquablement de nombreux spoilers ! *** Après le coup d'éclat des prêtres, l...