Le monde était gris, parsemé d'éclats noirs et rouges, et grondait d'un vent puissant qui avalait tous les sons du réel. Kerun avait beau savoir qu'il s'agissait d'une illusion générée par la douleur, il ne parvenait pas à s'en protéger. Jusqu'à l'Âprecoeur, un courant d'énergie l'avait soutenu, l'urgence et la fureur, mais à présent qu'il avait regagné la rue, sans destination, hors d'haleine, il peinait à trouver la force de continuer.
Il luttait contre l'envie – le désir – de s'écrouler derrière un tonneau, dans une impasse, et de laisser tomber.
Mourir.
Impensable.
Ce qui le poussait avait tout d'un instinct primordial, la survie, nécessaire et impérieuse, inévitable.
Il avait perdu Martin et Iris.
Ce n'était pas une surprise. Soit ils avaient rejoint les Obscurs, soit ils avaient fui. Son plan stupide ne leur permettait aucune alternative.
Leur logeuse avait parlé de plusieurs jours.
Iris a peut-être laissé un message, songea-t-il.
Retourner jusque là, gravir les escaliers... Les rues grouillaient à présent de monde, sa tenue jaune le trahissait, il ne plus pouvait plus quitter les ombres sous peine d'être remis à ses bourreaux.
Il ne les retrouverait jamais.
Il reviendrait demain.
Il avait besoin d'aide.
Les locaux des services secrets n'étaient qu'à quelques rues. Il lui suffisait de frapper à la porte, la sentinelle le reconnaîtrait : il serait soigné, on écouterait son récit, mais on le remettrait ensuite à Maelwyn. Nora était sa subordonnée directe et elle n'enfreindrait pas les ordres, d'autant qu'elle avait menacé l'elfe de répercussions plus d'une fois. Kerun s'était évadé dans la violence, en neutralisant deux ou trois hommes, il ne savait plus exactement. Il n'était pas en état de se frayer un passage discret jusqu'à la chambre de Willhem ou de Cara, qui l'auraient certainement caché, peut-être, sauf si on leur avait menti sur son compte. Il n'était plus capable de savoir qui était ami, qui était ennemi, qui le protègerait contre l'ire du général et qui le livrerait sans sourciller.
Confusion.
Il lui semblait tout aussi impensable de se présenter à la caserne de la garde. Flèche-Sombre aurait peut-être constitué un bon rempart, autrefois, même s'il avait toujours gardé de froides distances. Il obéissait à Maelwyn et ne croirait pas un mot de son histoire. Le néjo. Il portait la cicatrice de son avidité, il pourrait la lui montrer, pour preuve. Mais là aussi, il ne pouvait pas se fier à sa bienveillance. Peut-être estimerait-il qu'il était puni, justement, pour sa désobéissance.
Il n'y avait personne.
La nuit. La fatigue.
Il s'assit contre un mur, dans une impasse sale. La ville résonnait au son de l'alarme, des gens couraient dans le lointain, les cloches sonnaient. Tout Juvélys le savait en fuite et le cherchait.
Il ferma les yeux pour reprendre son souffle, juste un instant.
Il s'éveilla en sursaut.
Impossible de savoir combien de temps il était resté inconscient. Le sang qui lui perlait aux lèvres avait taché sa tunique, des traces noires qui parlaient de mort.
La terreur le remit sur ses jambes, il vacilla, se rattrapa aux briques humides et repartit. Chaque minute comptait, désormais. La nuit glacée l'engourdit en quelques pas. Mais il persévéra. Il poursuivit dans des rues peu fréquentées, entendit les clameurs venant de la mer sans même y réagir. Plus un son, sinon le battement de son coeur, le chuintement de son souffle.
Un pas encore.
Sa conscience s'amenuisait chaque seconde davantage. Une fois, une seule, une patrouille d'une dizaine de gardes passa dans l'artère qu'il s'apprêtait à traverser. Il resta dans sa rue, dans l'ombre, les hommes en uniforme couraient, ils ne lui jetèrent pas un regard. Kerun vit qu'ils étaient pressés, tendus, mais il n'en prit pas réellement conscience. Il ne restait qu'un objectif, un seul, une porte, son seul espoir.
Un long moment, il n'y eut plus rien, plus que la marche et la nuit, et le monde avait disparu, éteint par la souffrance. Puis les ténèbres se déchirèrent, il glissa sur un genou, se releva, monta les quelques marches, trouva la porte et vomit sur le seuil. Il frappa peut-être, comment le savoir ?
Il ne garderait que peu de souvenirs de cette nuit.
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Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépuscule
FantasyAttention, ceci est la seconde partie du Printemps des Obscurs... La lire sans avoir terminé le premier tome est absolument inutile. De même, le résumé qui suit contient immanquablement de nombreux spoilers ! *** Après le coup d'éclat des prêtres, l...